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Les petites mains du recyclage marocain

Un récupérateur faisant sa tournée dans les rues du centre-ville de Casablanca en juillet 2013. Pascal Garret/bab-el-louk.org, CC BY-NC-ND

Cet article fait suite à une série de travaux réalisés autour de l’ouvrage « Que faire des restes ? » (Presses de Sciences Po, 2017). Les photographies sont de Pascal Garret. Sociologue et photographe indépendant, il collabore notamment avec des chercheurs en sciences sociales sur le thème de la récupération des déchets et de leur recyclage.


Donner une deuxième vie aux déchets tout en menant une vie d’exclus

En raison de leurs activités liées aux ordures et aux caractéristiques de leurs espaces de vie, les récupérateurs de déchets de Casablanca appartiennent aujourd’hui aux populations clairement exclues de la métropole et de la société marocaine.

Quand ils collectent dans les rues de la ville, ils sont souvent victimes de violences de la part des autorités et parfois même d’autres habitants.

Leurs espaces de vie et de travail, situés aux marges des quartiers légaux, sont régulièrement démolis ou menacés par le développement immobilier et par les projets de rénovation urbaine.

Pourtant, pour reprendre l’expression de l’anthropologue Delphine Corteel et du sociologue Stéphane Le Lay (ERES, 2011), ces « travailleurs des déchets » font un travail plus qu’utile, évitant le rejet direct de grandes quantités de matériaux dans les décharges et en leur offrant une nouvelle vie.

Les entretiens que nous avons eus à tous les niveaux de cette filière informelle de la récupération, depuis 2011 jusqu’à aujourd’hui, témoignent que ces récupérateurs, trieurs, semi-grossistes, recycleurs et transporteurs considèrent souvent leur travail de collecte et de transformation des matériaux comme un vrai métier et estiment que leur rôle est essentiel, en particulier dans un contexte où les questions environnementales sont plus que jamais à l’ordre du jour. D’après nos enquêtes sur place, plus d’un tiers des déchets ménagers casablancais échapperait ainsi à un simple enfouissement en décharge…

Loin de renvoyer au public une image de la misère et de la marginalité, bien au contraire, nous souhaitons ici mettre en lumière des personnes débarrassées du stigmate qui accompagne le contact avec l’ordure.

Vue générale d’une partie de l’un des quartiers de récupérateurs de Casablanca, Lahraouine. En arrière-plan, le quartier de logements sociaux d’Attacharouk. Photo Pascal Garret/MuCEM, janvier 2015.

Situé aux limites de la métropole de Casablanca et dans une dépression topographique, le quartier de Lahraouine reste quasiment invisible de l’extérieur. La plupart des travailleurs vivent dans les douars (bidonvilles) limitrophes où l’eau courante est absente et où l’électricité est fournie par de rares groupes électrogènes ou des branchements illégaux. Les récupérateurs de déchets ne sont pas propriétaires des terrains et de nombreuses pressions immobilières spéculatives s’exercent aujourd’hui sur ce quartier pris dans des projets de « débidonvilisation » sans que le relogement de leurs familles soit pour autant assuré.

Un bouar rentrant de sa tournée dans les périphéries de Casablanca. Photo Pascal Garret, mai 2016.

Ce bouar – mot dérivé du français éboueur – (bouara au pluriel) revient de sa tournée en ville avec sa charrette remplie de la collecte de la journée. La multiplication des conteneurs enterrés dans les quartiers aisés de Casablanca réduit l’accès à la ressource que constitue pour eux le déchet et, de plus en plus, les bouara récupèrent dans les bennes ouvertes des quartiers populaires. Ils y sont aussi davantage tolérés que dans les quartiers centraux ou ceux des catégories moyennes-supérieures, où les autorités peuvent les arrêter et confisquer leurs ânes et charrettes.

Vue de l’intérieur d’une gelssa de Lahraouine. Photo Pascal Garret, avril 2017.

Les gelssas (terme dérivé du verbe gels, s’asseoir en darija) sont des enclos de tailles diverses entourés de palissades (tôles, bâches, planches ou déchets séchés qui forment une sorte de mur) où les bouara rapportent leur récolte après chaque tournée. Vendue au poids, celle-ci est composée essentiellement de cartons, plastiques, métaux, verre, tissus et déchets végétaux. Les objets intéressants, après avoir changé de main, se retrouveront sur l’un des marchés aux puces (joutiya) de la ville. Rien de ce qui est récupérable n’est laissé dans les poubelles de la ville…

Un récupérateur triant des déchets dans une gelssa spécialisée en plastiques. Photo Pascal Garret, mai 2016.

Si les revenus des bouara de Casablanca peuvent atteindre 20 euros les jours travaillés, ils doivent pour une partie d’entre eux louer 2 euros leur matériel de collecte (charrette et animal) aux patrons des gelssas. Celles-ci peuvent être des lieux de tri et recyclage polyvalents (plastiques, bois, métal, chiffons) auquel cas les matériaux sont répartis par types ; d’autres sont spécialisées dans une matière particulière, comme ici le plastique.

Il n’y a pas d’électricité dans les gelssas et cette machine est alimentée par un groupe électrogène. Photo Pascal Garret, avril 2017.

Après la collecte et le tri, certains matériaux devront être compactés et broyés pour prendre moins de place et davantage de valeur avant d’être revendus à des grossistes du secteur informel travaillant sur place ou du secteur formel qui sont livrés par les pick-up et camions appartenant aux patrons de gelssas.

Femmes triant des déchets plastiques. Photo Pascal Garret – Mai 2016.

À Lahraouine, nous n’avons pas vu beaucoup de femmes dans les gelssas. Quoi qu’il en soit, l’augmentation du nombre de récupérateurs ces dernières années témoigne de la crise économique qui sévit au Maroc. Il y aurait aujourd’hui à Lahraouine environ 3 000 personnes en activité dont beaucoup de jeunes hommes et seulement 500 à 600 femmes, uniquement affectées au tri des matériaux.

Les cabanes des récupérateurs sont elles-mêmes fabriquées avec des déchets. Photo Pascal Garret, janvier 2015.

Les récupérateurs viennent presque tous de la campagne, dont certains de villages très éloignés, pour fuir la pauvreté ; beaucoup, notamment les jeunes, effectuent des allers et retours au gré des saisons agricoles. Ces saisonniers sont hébergés par des proches dans les douars de Lahraouine ou habitent des cabanes à l’intérieur même des gelssas.

Un patron de gelssa posant avec son cheval. Photo Pascal Garret, janvier 2015.

Ce patron d’une gelssa emploie plusieurs récupérateurs et il possède quelques charrettes tirées par un âne ou un cheval. On observe une hiérarchie très forte dans le monde de la récupération, depuis les bouara ou les femmes qui trient avec de faibles revenus jusqu’aux quelques patrons de grandes gelssas, propriétaires d’un ou plusieurs camions et de broyeuses de plastique, en passant par des patrons plus modestes comme celui ci-dessus.

Ces patrons de gelssas connaissent tous très bien les cours des matériaux via Internet ou leurs téléphones portables et ils savent exactement où, à qui et quand vendre pour tirer le plus de profit possible de leur travail.

Un récupérateur au travail dans la décharge de Médiouna. Photo Pascal Garret/MuCEM, janvier 2015.

Située à une vingtaine de kilomètres au sud du Grand Casablanca, la décharge de Médiouna reçoit chaque jour près de 3500 tonnes de déchets ménagers qui y sont apportées par les camions-bennes des entreprises de collecte. Dans ce site qui devrait normalement marquer la fin de parcours des déchets casablancais, quelque 600 récupérateurs illégaux extraient quotidiennement environ 1 000 tonnes de matériaux qui seront réinjectées dans le circuit informel et formel du recyclage…

Les activités des usines de recyclage du secteur formel et des grossistes à l’exportation dépendent fortement de celles des récupérateurs de rue ou de la décharge de Médiouna à qui ils achètent à moindre coût les matériaux récupérés. Ainsi, les matières premières secondaires produites par le secteur formel sont en grande partie issues du fruit du travail du secteur « informel ».

Brouillant les frontières, ce « petit monde » des récupérateurs informels est ainsi, directement ou indirectement, très inséré dans les filières économiques formelles aux échelles locales, régionales, nationales et même internationales.

Enfin, justifiant l’utilité économique et écologique de leur travail, les récupérateurs des gelssas de Casablanca intègrent aussi les arguments des discours environnementalistes ainsi que l’exprime Mustapha lors d’un entretien réalisé en 2013. Pour ce grossiste du quartier de Lahraouine :

« Nous contribuons à la l’économie du Maroc. C’est grâce à nous que ces déchets sont recyclés au lieu d’être tout simplement enterrés ou brûlés. C’est notre moyen de subsistance, c’est notre survie et cela fait vivre notre communauté. »

À plusieurs reprises, Mustapha a essayé de créer une association afin que les collecteurs de déchets de Lahraouine soient reconnus, mais sans succès parce que cela a toujours été refusé par les autorités.

Cet échec témoigne encore et toujours de la pérennité du stigmate qui touche les récupérateurs de déchets, de leur isolement et de leur relégation aux marges spatiales et sociales de la capitale économique du Maroc.

Pourtant, ailleurs dans le monde, des expériences novatrices, les mobilisations de communautés de récupérateurs ou l’action des associations témoignent bien que des formes d’intégration, d’accès aux droits sociaux et, plus largement, de reconnaissance sont imaginables.


Bénédicte Florin et Pascal Garret ont également collaboré à l’exposition « Vies d’ordures : de l'économie des déchets en Méditerranée », présentée au Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée (MuCEM, Marseille) du 22 mars au 14 août 2017.

This article was originally published in English

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