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Les primaires, progrès ou recul de la démocratie ?

Manuel Valls et Benoît Hamon, au temps où le PS adhérait à l'idée de primaire. Eric Feferberg/AFP

L’émergence des primaires dans le processus de choix du président de la République française est une réforme plus importante qu’il n’y paraît, modifiant silencieusement notre système politique et notre forme de démocratie représentative.

La préhistoire des primaires

L’idée de primaires est née dans les années 1990 à droite, même si – sans être théorisées – des formes de primaires internes ont lieu à partir de 1988 chez les Verts pour désigner leur représentant. Il s’agissait alors d’éviter la concurrence entre deux candidats de droite qui risquaient de se faire de l’ombre. En 1988, au premier tour, Mitterrand obtient 34,1 % des suffrages, Chirac 19,9 %, Barre 16,5 % et Le Pen 14,4 %. La qualification pour le second tour face au candidat de gauche a été serrée, montrant qu’à l’avenir l’unité des candidatures entre les droites est nécessaire pour garantir une présence dans la compétition finale.

Charles Pasqua – gaulliste historique – milite dès 1989 en faveur de primaires à la française qu’il considère comme affaiblissant le poids des partis et permettant un contact direct des candidats avec leurs sympathisants. On peut en douter puisque ce sont ces mêmes partis qui organisent le processus et le contrôlent… Pasqua propose une primaire pour éviter à nouveau des combats électoraux fratricides entre représentants de la droite (Giscard et Chirac en 1981, Chirac et Barre en 1988). Il prévoit que l’ensemble des élus des partis de droite constitue le corps électoral.

À sa suite, en 1993, Édouard Balladur – nouveau Premier ministre – envisage avec son ministre de l’Intérieur – le même Charles Pasqua – une primaire organisée par les pouvoirs publics, comme aux États-Unis : l’État prendrait en charge cette opération, prévue le même jour, pour tous les partis qui le souhaitent. Pour diverses raisons, à peu près l’ensemble des partis politiques s’y déclare opposé. Au RPR, notamment, Jacques Chirac craint que le premier ministre, très populaire dans les sondages, y trouve une opportunité pour le marginaliser. L’idée est abandonnée.

Deux conditions fondamentales prérequises

Ce début de l’histoire des primaires à la française permet d’identifier les deux conditions fondamentales pour leur organisation :

Hors primaire, Jean-Luc Mélenchon à la Bastille, le 19 mars 2017. Bertrand Guay/AFP
  • Il faut qu’il y ait plusieurs candidats à départager. Pour 2017, les entreprises électorales autour d’une personnalité – comme dans le cas d’Emmanuel Macron ou de Jean-Luc Mélenchon – n’ont aucune raison d’organiser une primaire. De même, lorsqu’un parti fonctionne selon les modalités traditionnelles – le leader du parti aurait une vocation naturelle à incarner la candidature présidentielle – on ne voit pas pourquoi prévoir une primaire. C’est ce qu’on observe au Front national.

Il est donc assez logique que les primaires concernent prioritairement les partis de gouvernement, incarnant un camp politique large, qui comprennent inévitablement plusieurs tendances, ayant chacune envie de se faire entendre dans le débat électoral.

  • Il faut, ensuite, qu’un parti ou une coalition de forces politiques soient convaincues qu’il est préférable de faire sélectionner le candidat présidentiel par un large corps électoral plutôt que simplement par le parlement d’un parti (ses forces dirigeantes).

Imaginées à droite, nées à gauche

Les primaires, imaginées à droite, vont pourtant naître à gauche. L’idée d’un vote des adhérents avait été inscrite dans les statuts du PS en 1971 mais n’avait jamais abouti à une élection entre plusieurs candidats présidentiels. La tradition voulait qu’à l’élection fondamentale, le chef du parti puisse imposer sa candidature s’il le souhaitait. Fin 1980, Michel Rocard qui, selon les sondages, semblait mieux positionné que François Mitterrand pour l’emporter avait osé annoncer sa candidature mais en précisant qu’il se retirerait si François Mitterrand faisait valoir la sienne, ce qu’il fit.

Ce loyalisme partisan est tout à fait étonnant aujourd’hui : les rapports internes aux partis sont beaucoup moins conformistes qu’avant et les luttes de tendances beaucoup plus fortes. C’est un congrès extraordinaire qui adoube François Mitterrand en janvier 1981, après un vote symbolique (et probablement peu contrôlé) des adhérents dans les fédérations. Environ 84 % des adhérents se prononcent favorablement pour le candidat, dans une élection non concurrentielle. Ce n’est donc pas une primaire au sens préalablement défini. En 1988, la question d’organiser des primaires ne se pose pas : un président sortant (ou un premier ministre de cohabitation) sont considérés comme parfaitement légitimes à se (re)présenter pour défendre leur bilan).

François Mitterrand (ici avec Christian Pierret), au temps où il régnait en maître à la tête du PS. Christian Pierret/Flickr, CC BY

Début 1995, des primaires internes au PS (c’est-à-dire limitées aux adhérents) vont être organisées pour désigner le candidat présidentiel socialiste dans une situation où aucun candidat ne s’impose naturellement après la renonciation de Jacques Delors. Lionel Jospin y devance largement Henri Emmanuelli. Ce sont deux personnalités qui s’opposent – un ancien et un actuel premier secrétaire – mais aussi deux lignes politiques.

En 2002, des primaires internes sont organisées par le PCF et par les écologistes pour départager des candidats : un vote des adhérents est organisé entre Robert Hue, secrétaire national (qui obtient 77 %) et Maxime Gremetz, candidat de l’orthodoxie (15 %). En 2001, les écologistes font aussi voter leurs adhérents, à deux reprises même, pour investir Alain Lipietz puis pour le désinvestir au profit de Noël Mamère.

En 2007, l’idée d’une sélection du candidat par un vote des adhérents, déjà acquise au PS, qui investit largement Ségolène Royal (61 % des suffrages) contre Dominique Strauss-Kahn (21 %) et Laurent Fabius (19 %), s’impose à l’UMP mais pour des raisons conjoncturelles : Nicolas Sarkozy, qui avait pris le contrôle du parti, fait adopter cette règle pour dominer plus facilement une éventuelle candidature du camp chiraquien. Ce ne sera finalement pas une élection concurrentielle. La position de Nicolas Sarkozy est devenue si forte à l’intérieur du parti que personne ne juge utile de compter ses soutiens. Il est investi par 98 % des 234 000 suffrages exprimés.

C’est la fin d’une première étape du processus d’institutionnalisation, celui de primaires internes organisées par les partis de gouvernement. Elle manifeste le besoin de redonner du pouvoir aux adhérents (qui semblent ne plus être très nécessaires dans des partis professionnalisés) et de relégitimer des partis qui sont souvent considérés comme peu démocratiques et coupés de la société. Lorsque la candidature du leader d’un parti n’est plus considérée comme naturelle et que plusieurs candidats potentiels se manifestent, il est de moins en moins considéré comme légitime de se contenter de faire choisir l’heureux élu par une instance d’élites partisanes.

L’ère des primaires ouvertes

Une deuxième étape se situe entre 2011 et 2016, avec l’institution de primaires ouvertes, initiées par le PS qui a besoin de redorer son image après les divisions internes au sommet de l’appareil en 2008 (Royal-Aubry). En 2011, il y a aussi une primaire des Verts qu’on peut qualifier de semi-ouverte : il faut s’inscrire à l’avance, signer des chartes idéologiques, payer 10 €. Le corps électoral (33 000 inscrits et 25 000 suffrages), largement composé d’adhérents EELV, MEI ou coopérateurs, correspond à des personnes impliquées dans la sphère écologiste plutôt qu’à de simples sympathisants. En 2016, la primaire organisée par EELV auprès des adhérents et des inscrits spécifiques réunit seulement 17 000 personnes, dont environ 12 000 se sont exprimés à chacun des deux tours.

Les primaires ouvertes sont finalement acceptées par la droite pour 2016, car elles se sont révélées en succès de mobilisation en 2011 contribuant à la victoire de François Hollande. Ces primaires ouvertes sont imposées à Nicolas Sarkozy qui estimait avoir plus de facilité à être intronisé candidat par des primaires fermées. Les autres prétendants préfèrent s’en remettre au verdict des sympathisants (il y a donc beaucoup de calculs politiques dans le choix du corps électoral).

Les primaires de la droite ont provoqué l’élimination de Nicolas Sarkozy et d’Alain Juppé. Philippe Wojazer/AFP

Les règles adoptées par les partis dans l’organisation des primaires reprennent très largement celles de l’élection elle-même : inscription nécessaire sur les listes électorales, limitation du nombre de candidats par l’instauration de parrainages pour pouvoir se présenter, scrutin majoritaire à deux tours, avec maintien des deux premiers candidats arrivés en tête pour le second.

L’institutionnalisation des primaires n’est cependant pas totale puisque les textes législatifs ne les organisent pas. Elle diminuerait beaucoup le contrôle des partis sur le processus et la possibilité de l’adapter à chaque conjoncture politique.

Les Français en redemandent

Les Français politisés aiment ces nouvelles primaires qui leur permettent d’être consultés pour élire les candidats, comme ils aiment qu’on les invite à s’exprimer lors de référendums. D’après un sondage de début 2016, environ 80 % des Français s’y déclarent favorables, aussi bien à droite qu’à gauche. On ne veut plus trop des candidats sélectionnés par la classe politique, ce serait aux citoyens de le faire. Les primaires citoyennes sont un bon moyen de rapprocher les partis politiques de l’électeur. Elles ne sont pas des entreprises contestant les partis politiques puisque ce sont eux qui les organisent.

Même si elles ont été créées pour des raisons pragmatiques et avec beaucoup de calculs sous-jacents, elles sont aujourd’hui assez généralisées et il faudra des raisons de plus en plus fortes aux partis pour y échapper. Le PS n’y a finalement pas renoncé alors que son candidat était au pouvoir et avait initialement souhaité s’en dispenser.

Si le processus des primaires – au moins internes – est populaire au PCF, ceux-ci n’en ont pas organisé en 2016. Après avoir souhaité une primaire unique de toutes les gauches, puis des gauches alternatives (sans les socialistes), ils ont finalement renoncé à présenter leur candidat, préférant soutenir Jean-Luc Mélenchon.

Il y a eu aussi des tentatives de « primaires décalées » mais qui n’ont pas abouti. L’appel « Notre primaire » lancé notamment par Thomas Piketty, Yannick Jadot, Daniel Cohn-Bendit en janvier 2016, en faveur d’une primaire de toutes les gauches et des écologistes, n’a pas eu de suite parce que les partis concernés ne l’ont pas souhaitée. L’initiative « LaPrimaire.org » – consistant à organiser une « primaire en ligne 100 % démocratique et ouverte qui permet aux citoyens de choisir leurs candidat(e)s et de co-construire les projets politiques » (dixit le site) – méconnaît le rôle de sélection des candidats par les partis.

Le site a enregistré les candidatures et les programmes. Tous ceux qui le voulaient (127 000 personnes environ) ont pu voter. Une candidate a donc été désignée mais totalement inconnue (Charlotte Marchandise) et sans soutiens importants. Cette initiative nettement anti-partisane, qui méconnaît les conditions de fonctionnement d’une démocratie représentative (qui a besoin de médiateurs légitimes entre le citoyen et la scène politique) et ne peut seulement se dérouler sur le web, n’a eu qu’un faible écho.

Un outil de mobilisation électorale et civique

Les primaires citoyennes semblent un progrès pour faire discuter et contribuer à des prises de conscience politique – ce qui est une fonction importante des partis. Environ 7 millions de citoyens se sont exprimés dans les urnes des primaires en 2016 (15 % du corps électoral français), les débats télévisés ont connu de fortes audiences, sur les programmes très techniques, nécessitant parfois des compétences pointues pour comprendre les mécanismes économiques et sociaux. On n’aurait pas pu organiser ce type de débats dans la France des années 1950 ou 60, où le niveau scolaire de la population était beaucoup plus faible.

Grâce aux primaires, on saisit bien les différences entre les candidats de chaque camp et encore plus entre gauche et droite. C’est donc un outil de mobilisation électorale, pour choisir l’élu mais aussi discuter les programmes de chacun. La discussion d’idées s’était beaucoup affaiblie dans les partis ; là on en retrouve sous une forme médiatisée large et non plus dans les réunions militantes. L’orientation programmatique du parti est, du coup, davantage discutée par les sympathisants. Et la ligne du candidat retenu tend à devenir la ligne du parti : à LR, on a institutionnalisé la chose (l’élu peut revoir la direction du parti) ; au PS, la ligne de l’élu devient assez incontournable alors qu’elle était minoritaire (c’était la voix des frondeurs). Le réseau des candidats (à l’intérieur et en marge de leur parti) devient plus déterminant que la force partisane elle-même. Le parti tend à perdre ses possibilités de contrôle sur les choix des candidats.

Les débats des primaires citoyennes tendent à supplanter ceux des congrès partisans entre militants. Pour Rémy Lefebvre :

« Les primaires sont donc l’envers de la faiblesse des partis : c’est parce qu’ils ne sont plus assez militants et qu’ils ne sont plus assez ancrés dans la société qu’ils font appel aux sympathisants. C’est un aveu d’impuissance en même temps qu’une stratégie de survie car, en organisant des primaires, ils veulent conserver leur monopole sur le jeu politique. »

Ajoutons que les primaires sont l’occasion pour les partis de recueillir des coordonnées de sympathisants. Ce recueil ne peut se faire qu’avec l’accord express des individus qui pourront être recontactés par la suite et informés des activités et des prises de position locales ou nationales de leur formation. Les partis ne peuvent garder en mémoire l’ensemble des listes électorales avec les coordonnées des individus. Le processus est strictement contrôlé par la CNIL.

Les limites de l"exercice

Toutefois, la pratique des primaires n’a pas que des avantages :

  • il est difficile de « réussir » l’exercice. Il faut convaincre un nombre important de personnes de s’y exprimer mais il faut aussi essayer de donner l’image d’une famille politique disciplinée, fière de son identité, défendant des propositions voisines, les candidats ne se distinguant que sur des aspects limités. De ce point de vue, les fortes tensions actuelles, encore plus à gauche qu’à droite, ont laissé voir des partis de gouvernement très divisés et même menacés d’éclatement pour ce qui est du Parti socialiste.

  • les campagnes électorales sont à l’agenda politique sur une année au lieu de six mois ; pendant ce temps, on ne peut plus vraiment faire de grandes réformes.

  • les primaires contribuent à renforcer encore la personnalisation et la médiatisation de la vie politique.

  • elles accroissent, en phase de précampagne, les inégalités de médiatisation entre candidats : seuls les grands partis peuvent organiser des primaires dont on parle beaucoup dans les médias.

Le développement des primaires depuis le début du XXIe siècle n’est pas propre à la France. On l’observe dans un nombre significatif de pays en Europe de l’Ouest (Italie, Grèce, Espagne, Portugal…), mais aussi au-delà. Il traduit une transformation du rapport à la politique et une modification assez importante des systèmes politiques : le citoyen ne veut plus se voir imposer ses candidats par les élites, il veut pouvoir contribuer à leur choix.

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