Menu Close

Les quatre régimes de création d’expertise dans les entreprises industrielles

Dans l’industrie, le management doit concilier les enjeux d’expertise et d’innovation qui peuvent apparaître en tension. Vladimir Batishchev / Shutterstock

Dans les organisations industrielles, les enjeux d’expertise et d’innovation semblent parfois en opposition ou du moins en tension. En effet, d’un côté l’expertise renvoie à un modèle au sein duquel la connaissance, les savoirs et les savoir-faire sont stabilisés, ordonnés et validés. D’un autre côté, l’innovation est associée au changement, à la nouveauté et à l’exploration de l’inconnu. Elle se caractérise par une dynamique qui tend à remettre en question les valeurs et les conventions admises et partagées, ainsi qu’à s’opposer aux postulats établis provoquant ainsi des perturbations fortes de l’expertise existante.

Derrière cette opposition apparente entre expertise et innovation se posent donc des questions cruciales sur le management contemporain de l’expertise dans les organisations industrielles en situation d’innovation intensive. Un article récent, publié dans la revue Entreprises et Histoire, propose justement de clarifier ces relations complexes.

Afin de souligner la variété des formes de création d’expertise, des modes de gouvernance qui leur sont associés et des potentiels d’innovation atteignables, nous avons identifié quatre idéaux types de régime de création d’expertise. Ces régimes peuvent créer des connaissances au sein de domaines d’expertise existants, dans le cadre d’un projet de développement de produit, en absorbant des expertises externes ou alors en générant de nouveaux domaines d’expertise.

Création de connaissances au sein de domaines existants

Dans le premier type de régime, la création d’expertise résulte d’un processus d’apprentissage et repose sur un mouvement linéaire d’empilement des savoirs. Autrement dit, les nouvelles expertises se construisent sur la base d’expertises existantes. Il n’y a pas de changement dans les fondamentaux des métiers, des compétences, des architectures de produits, des modèles économiques ni dans les relations entre domaines d’expertise. Il y a amélioration et accroissement des expertises par cumulation et accumulation des savoirs au sein de domaines d’expertise déjà existants et identifiés dans l’organisation.

Par exemple, la génération de nouveaux nœuds technologiques dans la conception de transistors a longtemps reposé sur ce type de régime. De nouvelles connaissances scientifiques en science de matériaux et en électronique ont permis la miniaturisation des transistors sans modifier leurs architectures et sans rediscuter la nature des domaines d’expertise.

Création de connaissances dans le cadre de projets de développement de produit

Dans ce deuxième type de régime, la création de connaissances repose sur un projet de développement de produit. Chaque projet est piloté par un « heavy weight project manager » (chef de projet « d’importance »). Ce dernier est chargé d’animer et de coordonner une équipe pluridisciplinaire, d’assurer que les différentes expertises puissent se combiner entre elles, de proposer des compromis et de contrebalancer les logiques métiers.

Chaque combinaison de domaines d’expertise peut potentiellement faire émerger de nouveaux produits. Par exemple, la conception de systèmes micro-électromécaniques (MEMS) suppose de combiner des expertises en électroniques, en mécaniques et en informatiques.

Création de connaissances par absorption d’expertises externes à l’entreprise

Dans ce type de régime, la création d’expertise se base sur la capacité d’assimilation et d’exploitation de connaissances scientifiques et techniques produites à l’extérieur de la firme. La création de nouvelle expertise dépendant donc de la capacité d’absorption de l’entreprise, c’est-à-dire sa capacité à reconnaître et exploiter des expertises extérieures pour la création de nouveaux produits et de technologies innovantes.

Cette idée d’exploitation des connaissances externes dans les stratégies compétitives des firmes est aussi au cœur du concept d’open innovation. Par exemple, en Europe l’industrie du semi-conducteur s’appuie souvent sur des connaissances scientifiques développées par des laboratoires de recherche publique (CEA-Leti, IMEP-LAHC, IMEC, etc.)

Création de connaissances en générant de nouveaux domaines d’expertise

À partir d’une étude empirique chez STMicroelectronics, il a été possible d’identifier un quatrième régime de création d’expertise qui ne résulte ni des trois autres. L’étude de l’émergence de l’expertise « récupération d’énergie » a permis mettre en évidence un processus de création qui repose sur la génération d’une nouvelle expertise. Celle-ci se construit à partir de la convergence de plusieurs domaines d’expertise existants (sciences des matériaux, thermodynamique, électronique, etc.) et de la formulation de concepts techniques (conversion de chaleur en électricité reposant sur un système thermomécanique et mécano-électrique (brevet FR2977983), conversion d’énergie thermique en énergie reposant sur le changement de phase liquide-vapeur d’un fluide (brevet FR2986908)).

À partir de ces concepts techniques, l’équipe d’experts constitua un ensemble de projets de recherche (essentiellement basé sur le dispositif Cifre) afin d’élaborer des solutions technologiques originales.

Ce processus génère des expansions conceptuelles fortes, permet d’introduire des ruptures dans l’identité des technologies, et augmente la variété et le nombre de produits potentiellement concevables. En effet, la nouvelle expertise « récupération d’énergie » permet d’élaborer la conception de nouveaux produits et technologies jusque-là inimaginables, alors même que la totalité des principes techniques et des applications potentielles reste encore inconnue.

Pour conclure, il est important de souligner que ces différents régimes ne s’opposent pas et ne se substituent pas les uns aux autres. Au contraire, ils coexistent au sein des organisations. Par conséquent, le management stratégique de l’expertise suppose précisément de les identifier afin de les faire exister simultanément en fonction des stratégies de l’entreprise.


Cette contribution s’appuie sur l’article de recherche intitulé « Les régimes de création d’expertise : innovation et gouvernance de l’expertise dans les organisations industrielles » publié dans la revue « Entreprises et histoire ».

Want to write?

Write an article and join a growing community of more than 182,000 academics and researchers from 4,940 institutions.

Register now