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Les roses équatoriennes à la conquête de la planète

Une grande partie des roses de qualité sont aujourd'hui produites en Équateur. DrCarl/Pixabay

Cet article a été co-écrit avec Maria Mercédès Prado, professeur d’économie à la PUCE, université de Quito.


La Saint Valentin est un moment privilégié pour signifier à la personne aimée son importance. Chaque année voit refleurir une valeur sûre de l’expression des sentiments : le bouquet de roses. Rouges de préférence, et de qualité supérieure, si on en a les moyens. Les amoureux ignorent probablement que la plupart de ces roses haut de gamme proviennent d’un seul endroit : l’Équateur, qui est devenu en quelques années l’un des leaders mondiaux de la fleur coupée.

Comment le David équatorien a-t-il fait pour résister à la concurrence du Goliath colombien, bien mieux armé pour pénétrer les marchés du Nord ? Grâce à un modèle économique audacieux et original, mais qui demeure fragile.

Une situation géographique favorable

Au début des années 1980, lorsque les premières plantations de fleurs sont apparues, rien ne prédisposait l’Équateur au succès. Pourtant, aujourd’hui, les quelque 630 entreprises du secteur exportent désormais chaque année pour environ 800 millions de dollars de fleurs coupées, dont plus des deux tiers sont des roses. De ce fait, l’Équateur occupe actuellement le 3e rang avec 9 % du commerce mondial de fleurs coupées, certes loin derrière les Pays-Bas, qui s’arrogeaient 52 % du marché en 2013, mais près de la Colombie (15 %).

Au départ, rien ne garantissait la compétitivité des exportations équatoriennes de roses, même si le pays possédait des atouts certains pour la culture de fleurs. L’Équateur combine en effet une altitude et un ensoleillement favorables à une hydrométrie parfaite. Ses réseaux d’irrigation, issus notamment des cultures précolombiennes, sont performants, et des investissements massifs dans des serres modernes ont été accomplis. Tous ces facteurs garantissent des roses d’une qualité exceptionnelle. Néanmoins, le pays cumule également de nombreux handicaps.

Pétrole et dollars, deux problèmes épineux

La double dépendance de l’Équateur vis-à-vis du pétrole est la première faiblesse du pays. Celui-ci est d’une part quasiment mono-exportateur de pétrole : cette matière première représente une part importante de ses recettes, ce qui rend le budget de l’État très fortement dépendant des rentrées de pétrodollars). Mais d’un autre côté, l’Équateur n’est pas capable de raffiner l’or noir. Le pays est donc dépendant des importations en hydrocarbures indispensables à l’alimentation de son système énergétique. Quand les cours du pétrole plongent, comme depuis 2015, les difficultés économiques s’accumulent et l’État doit soutenir le secteur pétrolier.

Autre talon d’Achille : l’Équateur est dollarisé. Depuis 2 000, le dollar américain est utilisé dans les transactions domestiques. Cette perte de souveraineté monétaire a trois effets fortement dommageables. Premièrement, elle rend indispensable l’accumulation d’excédents commerciaux permettant de financer les importations. Deuxièmement, elle a coupé les entreprises locales de tout financement de la part des banques du pays. Et troisièmement, elle augmente le risque de déflation lorsque les rentrées de devises se font rares. Or, avec l’appréciation du taux de change du dollar de 30 % par rapport à l’euro entre janvier 2014 et décembre 2016, combinée à la dépréciation de près de 70 % de la devise colombienne, la compétitivité prix des exportations de roses a été mise à très rude épreuve.

Qui plus est, avec la crise de 2008–2010, le pays a aussi connu une crise migratoire aiguë. De nombreux travailleurs sont partis, le vidant de sa jeunesse qualifiée. Cette situation a certes eu pour effet d’augmenter à 3 milliards de dollars les flux de revenus du travail à partir de 2007, mais la source s’est assez vite tarie.

Enfin, si le terrible tremblement de terre côtier du 16 avril 2016 a très fortement perturbé la croissance économique en 2017, c’est surtout l’expiration de l’accord de commerce avec les États-Unis en 2013 (« Andean Trade Promotion and Drug Eradication Act »), sur fond de relations diplomatiques dégradées, qui a porté un coup décisif au secteur : le droit de douane sur la rose y est depuis à 6,8 %, alors que les roses colombiennes sont exemptes de tout tarif douanier vers ce grand marché naturel.

Pour surmonter leurs handicaps, les producteurs équatoriens ont su innover. Myskoxen/Wikimedia, CC BY

Pourtant, contre toute attente, les entreprises du secteur ont su s’adapter à ces conditions difficiles. Elles ont pu s’appuyer sur un État interventionniste durant les deux mandats présidentiels de Rafael Correa, notamment en matière d’infrastructures. Résultat : un aéroport flambant neuf à Quito et un système autoroutier qui fait pâlir d’envie beaucoup de pays sud-américains. Ainsi, quand on compare la situation du secteur avec celle des entreprises concurrentes, notamment colombiennes, on remarque des différences décisives à tous les niveaux.

Des roses « sur mesure » et « à la commande »

Tout d’abord, la taille des entreprises équatoriennes reste assez modeste. Le chiffre d’affaires moyen est d’un peu plus de 7 millions de dollars, même s’il existe un grand groupe dont la production excède les 50 millions de dollars. Or, contrairement à la prédiction théorique standard, toutes ces entreprises, même les plus petites, exportent leur production. On a ainsi affaire à une agriculture entrepreneuriale d’exportation, confiée à des communautés dans des régions où beaucoup d’indigènes vivent et tentent de maintenir leur mode de vie traditionnel. Le côté symbolique de cette activité est alors politiquement très fort, car elle permet de lutter contre la pauvreté en valorisant un savoir-faire spécifique, même si là aussi tout n’est pas rose.

Ensuite, contrairement aux concurrents, les entreprises équatoriennes sont certes intégrées dans des chaînes de valeur globales pilotées par de grands donneurs d’ordres de pays riches, mais elles demeurent encore largement autonomes dans des segments majeurs de ces chaînes. Elles ont ainsi accès depuis peu à des semences élaborées et produites dans le pays, qui dispose de quatre hybrideurs chargés de sélectionner des variétés adaptées aux conditions climatiques particulières de l’Équateur. En somme, une partie désormais importante de la R&D est effectuée dans le pays, ce qui lui confère un atout décisif.

Enfin, les entreprises équatoriennes ont ces dernières années développé un modèle économique combinant « sur mesure » et « à la commande ». Cette innovation a fait suite à la perte brutale du marché russe, en 2014, centré sur le très haut de gamme. Elle assure aux producteurs des marges importantes sur un produit devenu au niveau mondial une véritable commodité, avec un prix fixé en Hollande.

Cette mutation a impliqué l’acquisition d’une grande maîtrise technique. Les entreprises équatoriennes ont appris à produire moins en se concentrant sur la nutrition des plants, avec des rendements très inférieurs aux rendements colombiens (65 000 tiges à l’hectare contre 90 000 pour la Colombie). Le taux de rotation des cultures y est de 10 % par an contre 3 % en Colombie, une ferme ayant en moyenne 57 variétés de roses contre à peine 20 en Colombie. Ces caractéristiques permettent aux producteurs équatoriens de proposer des plants en très petites quantités, répondant parfaitement aux exigences du client final : roses bi- ou tricolores, aux pétales plus ou moins longs, etc. Exportées par avion, elles lui parviennent en un temps record. Moyennant, bien sûr, un prix supérieur au prix mondial…

La conséquence de cette étonnante spécialisation est une très forte diversification des exportations de roses du pays. Alors que la Colombie exporte 87 % de ses roses vers les États-Unis et le Kenya 83 % vers l’Union européenne, l’Équateur n’exporte que 44 % de sa production de roses vers les États-Unis, et 21 % vers l’Union européenne. Le tout par avion. Cette spécialisation vers le marché du haut de gamme lui garantit une moindre dépendance vis-à-vis du cycle économique des pays de destination des roses.

Les risques de la dépendance numérique

Original, ce modèle luxueux et de grande technicité demeure malgré tout très fragile. Il repose en effet sur la capacité des entreprises à maintenir leur rentabilité en différenciant leur offre et en l’orientant vers des roses haut de gamme. Or, ladite rentabilité s’essouffle actuellement, alors qu’elle était à deux chiffres dans les années 2000. Les producteurs indiquent d’ailleurs souvent qu’ils restent dans le secteur non pas parce qu’il est rentable, mais parce qu’ils n’ont pas d’autre alternative.

Au-delà de la question des conflits liés au partage de l’eau avec l’agriculture vivrière ou de celle de la récente hausse du salaire minimum qui pèse sur les marges, on remarque ainsi que les entreprises du secteur sont dans une grande incertitude sur plusieurs éléments clés.

En premier lieu, les producteurs ne respectent pas toujours les droits de propriété intellectuelle. Ils ne s’acquittent pas forcément des redevances liées aux semences, ce qui a tendance à générer une surproduction dommageable pour le maintien des prix à l’exportation.

Ensuite, les coûts de transport aérien dépendent du taux de change du dollar. Quand celui-ci s’apprécie, les avions transportent moins souvent des marchandises vers l’Amérique du sud. Ils ont donc moins tendance à prendre des marchandises en provenance d’Équateur à leur retour vers les États-Unis. En quelque sorte, malgré la dollarisation de l’économie équatorienne, le taux de change n’a pas pour autant disparu… Les producteurs se plaignent souvent de cette situation, qui pèse d’autant plus sur leurs marges que les volumes sont souvent très faibles dans les avions (il n’est pas rare de voir la production de plusieurs dizaines de producteurs dans une même soute).

Enfin, l’usage de plus en plus fréquent de plates-formes numériques de vente en ligne, qui tirent les prix (et donc les marges des producteurs) vers le bas, risque de faire disparaître davantage encore la valeur ajoutée produite en Équateur. Il ne faudrait pas que les producteurs, pour trouver de nouveaux débouchés sur un marché en perte de vitesse, s’orientent vers une reconnexion périphérique en se plaçant sous le joug d’une nouvelle dépendance. Il serait dommage de laisser ainsi faner un secteur qui a su, malgré les difficultés, développer un modèle original de production agricole.

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