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Industrilles

Les territoires peuvent-ils se développer s’ils ne sont pas des métropoles ?

Vitré en Bretagne, un exemple de développement économique hors métropole. @lain G / Flickr, CC BY-SA

Le niveau de chômage est l’un des principaux défis adressés aux pouvoirs publics et reste un facteur majeur d’inégalité entre les territoires. Quelles politiques publiques adopter pour créer de l’activité sur les territoires et réduire l’exclusion qui fait le lit des populismes ? C’est un des nombreux sujets abordés lors d’un récent colloque de Cerisy sur le travail en mouvement. Olivier Bouba-Olga pourfend les modèles uniformisateurs du développement économique territorial et fait l’éloge de la diversité. Un exemple pour illustrer sa thèse : la formidable réussite du pays de Vitré, dirigé depuis 40 ans par Pierre Méhaignerie.

Dès qu’il est question de développement économique territorial, « il existe en France une obsession du “modèle” », affirme d’emblée Olivier Bouba-Olga. Il y eut une époque où l’on ne jurait que par le « small is beautiful » : dans les années 1990, le modèle de référence était celui des « districts » italiens, adaptés chez nous à travers la brève expérience des systèmes productifs locaux (SPL). Dans les années 2000, il y eut un engouement pour le modèle porté par la Silicon Valley avec la notion de grappes d’entreprises réunies autour de la technologie, et ce fut alors la naissance des pôles de compétitivité. Aujourd’hui, sous l’influence des travaux de la sociologue Saskia Sassen ou du géographe Richard Florida, nous sommes entrés dans l’ère de la « métropolisation mondialisée ».

Se désintoxiquer de la CAME

Dans une étude réalisée avec Michel Grossetti, Olivier Bouba-Olga dénonce ce qu’il appelle la mythologie CAME pour Compétitivité, Attractivité, Métropoles et Excellence. De quoi s’agit-il ? D’un socle de croyances partagées et peu remises en cause que l’on peut résumer ainsi : « L’approfondissement de la mondialisation soumet l’ensemble des territoires à un impératif de compétitivité. Comme seules quelques métropoles peuvent rivaliser pour attirer les talents et les leaders de demain, il faut les soutenir en concentrant les efforts sur l’excellence ». Malheureusement, aussi séduisante qu’elle paraisse, la CAME ne résiste pas bien à l’épreuve des faits : des grandes villes performent et d’autres sous-performent. Par exemple, Bordeaux, Montpellier, Nantes, Rennes ou Toulouse sont dynamiques en matière d’emploi. Mais d’autres métropoles, comme Nice, Rouen et Strasbourg, ont des résultats en deçà de la moyenne nationale. Sans compter que des territoires non métropolitains, comme Vitré, Vire ou Figeac, sont plus dynamiques que certaines métropoles. Il faut donc, selon Olivier Bouba-Olga, renoncer au mythe de la taille et s’intéresser à la diversité des dynamiques économiques. La spécialisation d’un territoire peut lui donner un réel potentiel de développement, indépendamment de toute métropole.

En plus d’être démentie par les faits, la CAME peut s’avérer dangereuse. Elle conduit à se désintéresser de ce qu’on appelait traditionnellement l’aménagement du territoire – de tout le territoire – pour concentrer les ressources publiques limitées vers quelques lieux (les métropoles) et quelques acteurs (par ex. les start-up, les universités d’excellence, etc.) avec le risque de renforcer les inégalités socio-spatiales. « C’est le risque de ce type de discours performatif, souligne Olivier Bouba-Olga. Il peut finir par convaincre une petite ville ou un territoire rural que “de toute façon, on n’est pas une métropole, donc on n’a aucune chance”. » Mieux vaudrait donc, selon lui, examiner de près les conditions spécifiques à chaque territoire et les aider à inventer des solutions locales. Il existe d’ailleurs quelques régularités concernant le développement économique territorial sur lesquelles il est possible d’agir : équiper équitablement les territoires en infrastructures ; tenir compte du fait que le développement économique résulte souvent de politiques ne relevant pas directement du champ économique, comme la formation ou le logement ; décloisonner les institutions (réunir, par exemple, les services de l’emploi et du développement économique) et favoriser la réflexion interterritoriale (identifier les collaborations entre territoires contigus) ; enfin, expérimenter localement, sans vouloir forcément généraliser au niveau national.

En 1976, le pays de Vitré était en passe d’être rayé de la carte

Ce n’est pas Pierre Méhaignerie qui démentira cette thèse, lui qui préside depuis 1977 à la destinée du territoire de Vitré en Ille-et-Vilaine (Bretagne), une communauté d’agglomération d’environ 100 000 habitants.

En 1976, Vitré était ainsi décrit dans un rapport de la CFDT : « le pays de Vitré est sous-développé économiquement, socialement et culturellement, il est en passe d’être rayé de la carte ». Quarante ans plus tard, Vitré est constamment cité en exemple de réussite économique et sociale : 76 % des actifs entre 15 et 64 ans ont un emploi, soit 10 points de plus que la moyenne nationale ; le taux de chômage est stabilisé autour de 5,1 % ; 42 % des actifs travaillent dans l’industrie ; le civisme fiscal et le bénévolat y sont particulièrement développés. « Nous avons simplement corrigé nos faiblesses dans la mesure de nos moyens » explique, en souriant, Pierre Méhaignerie. Oui, mais encore ? En 1989, lors de la mise en service du TGV, le député-maire obtient un arrêt quotidien pour sa ville – avoir été ministre de l’Équipement, du Logement et de l’Aménagement du territoire a sans doute donné un coup de pouce à ce dossier. Capitalisant sur ce signal fort, l’équipe municipale travaille dans quatre directions : le développement et le soutien à la compétitivité des entreprises, la facilitation de la vie des entreprises et des travailleurs, la revalorisation de la formation professionnelle et du travail manuel, et la réduction de la dépense publique.

Sans entrer dans le détail de toutes les mesures prises, on notera la volonté d’aborder les questions de façon systémique : construction de 30 bâtiments industriels et tertiaires, achat par la mairie des locaux d’entreprises viables, mais fragilisées par une trésorerie insuffisante, regroupement des 10 structures administratives en charge de l’emploi dans une Maison de l’emploi unique, dialogue permanent avec les administrations pour surmonter difficultés et blocages, lutte contre le décrochage scolaire, attention portée à l’aménagement du territoire et à la mobilité régionale, gratuité des transports publics, mise en place d’un système d’aide à domicile pour faciliter l’accès au travail des familles monoparentales, et projet de développement d’une université des métiers.

Pierre Méhaignerie conclut avec optimisme :

« La politique n’est pas seulement une boîte à outils, elle est guidée par des valeurs. Pour ma part, je me réfère toujours au principe de subsidiarité de Tocqueville, au devoir de vérité de Raymond Aron, à l’interaction entre individu et communauté d’Emmanuel Mounier, aux inégalités efficaces ou inefficaces de John Rawls et à la destruction créatrice de Schumpeter. Les clés de l’avenir sont en nous-mêmes. »


Une version proche de cet article, préparé avec Marie-Laure Cahier, est également disponible sur le site de Metis Europe.

Pour en savoir plus : Le colloque « Le travail en mouvement », dirigé par Émilie Bourdu, Michel Lallement, Pierre Veltz et Thierry Weil, a eu lieu du 13 au 20 septembre 2018 au Centre culturel international de Cerisy-la-Salle. Il a été organisé par la Chaire FIT2 de Mines ParisTech, avec le soutien du Bureau international du travail, La Fabrique de l’industrie, la Fondation Gabriel Péri, la Fondation de l’Académie des technologies, la Fondation Veolia et en partenariat avec l’ANDRH. Les actes paraîtront en avril 2019 aux Presses des Mines.

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