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« Les yeux brûlés », la guerre derrière l’objectif des soldats de l’image

Image extraite du film « Les Yeux Brûlés » en salle à partir du 11 novembre. sbaudry@madefor.fr, Author provided

« Le soleil ni la mort ne peuvent se regarder fixement ». Les Yeux brûlés commence par ces mots de La Rochefoucauld. Ceux que Laurent Roth a mis en scène dans ce film de 1986 ont regardé le soleil et la mort de la guerre par le prisme de leurs objectifs. Ce sont les reporters des armées, hommes de cette institution à l’époque appelée Etablissement cinématographique et photographique des armées (ECPA) devenue Établissement de communication et de production audiovisuelle de la Défense (ECPAD) en 2001, et qui fête cette année son centenaire. C’est à l’occasion de cet anniversaire que le film de Laurent Roth a été restauré pour être à nouveau proposé au public en salle.

Ce film est une commande de l’ECPAD au jeune appelé Laurent Roth au milieu des années 1980. Souvenez-vous… Le monde est coupé en deux, des systèmes idéologiques s’affrontent et certains promettent un horizon politique où la guerre serait absente. Le pacifisme est vivant ; l’antimilitarisme militant vit ses dernières heures dans la société française, mais il ne le sait pas encore.

Mireille Perrier dans le film de Laurent Roth.

Laurent Roth va au-delà de ce que lui demande l’institution : il fera plus qu’aligner une série de témoignages recueillis au Fort d’Ivry, lieu de résidence de l’établissement. Il installe sa caméra dans un hall de Roissy et recrute une jeune comédienne, Mireille Perrier. Elle réceptionne une vieille cantine pleine de photos, celle du photographe Jean Péraud mort en Indochine. Elle porte une jupe des années 1980 et interroge des hommes qui fument à l’écran assis sur des banquettes orange. Mais elle pose des questions universelles à ces hommes qui ont filmé et photographié les guerres françaises. Entre les réponse, pendant les réponses, défilent des images d’archives, tirées de cette inépuisable mine qu’est l’ECPAD, accompagnées de grandes œuvres musicales, dont le rôle est à souligner, et de la voix off de Raymond Depardon.

Ce qui compte, c'est la guerre

Laurent Roth n’a pas joué la carte ordinaire du documentaire. Les images ne sont mêmes pas contextualisées. Elles sont montées de manière thématique : les populations civiles, les hommes au combat, les moments de vie quotidienne des soldats dans la guerre, les tirs, les bombes qui tombent, les rapatriements de corps blessés et morts, toujours en des temps et lieux divers. Ce qui compte, ce n’est pas un conflit en particulier, c’est la guerre.

La guerre dans les yeux.

Parmi ces hommes qui la filment et la photographient, certains noms sont entrés dans la mémoire des cinéphiles : Raoul Coutard, Pierre Schoendoerffer ; d’autres ne sont connus que des spécialistes : André Lebon, Daniel Camus, Pierre Ferrari, Marc Flament. La porte d’entrée pour qu’ils parlent est celle de la technique, si déterminante : en Indochine, les bobines n’offraient qu’une minute de film. C’était court. « Il fallait apprendre à viser », aimait à dire Pierre Schoendoerffer. Mireille Perrier les mène alors à évoquer leurs amitiés, le cadrage et la composition, les risques consentis, leur place sur le champ bataille. Ils disent les exaltations et les fascinations. « Une arrivée d’une balle ça siffle, c’est même un peu romantique ». Raoul Coutard se souvient d’un photographe qui, au moment de mourir au feu, a dit à un confrère : « Quand je pense que c’est pour faire uniquement deux lignes dans un canard et trois photos ». Mireille Perrier demande : vous y avez déjà pensé, à ça ? Il rit : « Ça ne m’est jamais arrivé de mourir. » Schoendoerffer, plus tard : « A la guerre tout est un peu plus noué. Quand on peut mourir la vie a plus de richesse. »

La parole rare des « soldats de l'image »

Et les nœuds apparaissent dans ces récits que Mireille Perrier semble parfois trouver scandaleusement détachés. Marc Flament raconte cette agonie d’un soldat, photographiée étape après étape, des mouches qui s’agglutinent sur l’homme encore vivant, jusqu’au repos final. Il est ému, lui qui s’est engagé parce qu’il voulait être tué et qui dit avoir appris à aimer vivre grâce à la guerre. Il demande, quand ses yeux laissent voir son émotion : « On peut couper là ? », mais Laurent Roth ne coupe pas. Schoendoerffer a souvent l’air agacé des questions de Mireille Perrier, irrité par cette jeune femme qui n’a pas l’air de comprendre qu’elle ne peut pas saisir ce qu’ont vécu ces hommes, dans une communauté d’hommes, dans des contextes d’initiés. Ce qu’il livra plus tard sur ses interrogations spirituelles, parfois eschatologiques, explique ces tourments dont il ne peut pas faire part, en 1986, par pudeur.

C’est lui qui a le dernier mot de ces témoignages : « L’histoire de l’humanité est obligée de passer par la guerre. C’est la nature, je ne sais pas pourquoi, je ne trouve pas ça bien, il se trouve que c’est comme ça. » Alors Mireille Perrier pleure et, vingt ans après, ces larmes étonnent presque. Elles appartiennent à une époque qui n’est plus. Ce film mérite d’être vu parce qu’il est pleinement de son temps, mais aussi pleinement de notre temps grâce aux récits qu’il a fait émerger. Parce qu’il est, enfin, un des premiers moments où la parole a été donnée avec sincérité à ceux que désormais les Français connaissent mieux sous le nom de « soldats de l’image » et dont le travail raconte une partie de notre histoire.

Les yeux brûlés_ Un film de Laurent Roth, 1986; en salle dans sa version restaurée à partir du 11 novembre 2015_

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