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L’État russe face au défi du coronavirus

Des policiers russes en patrouille le 30 mars 2020 sur la place Rouge déserte. Dimitar Dilkoff/AFP

Deux actualités se chevauchent en Russie en ce début d’avril 2020 : la réforme constitutionnelle, où bon nombre d’analystes voient un nouveau verrouillage du système politique, et l’épidémie de Covid-19 qui testera la résistance de la société russe, comme elle le fait pour d’autres pays du monde. Si la politique extérieure de Moscou et la gestion autoritaire poutinienne sont souvent au centre de notre attention, la situation sociale du pays et la vie quotidienne de ses habitants sont relativement peu connues. La Russie est-elle prête, médicalement, socialement et politiquement, à faire face à l’épidémie ? La crise sanitaire renforcera-t-elle ou fragilisera-t-elle le pouvoir ?

Devant un restaurant fermé dans le centre de Moscou, le 30 mars 2020. Dimitar Dilkoff/AFP

Fragilité du système médical

Les failles du système médical russe sont malheureusement nombreuses à l’aube de la crise sanitaire du Covid-19.

La Russie a hérité du système soviétique de nombreux points d’accès aux soins, un système hospitalier et un réseau de suivi médical de la population développé, mais aussi un retard considérable dans les techniques médicales. Bien que la santé publique n’ait pas été la préoccupation première du régime, le pouvoir russe a conduit des réformes qui ont drastiquement réduit le nombre de structures médicales, divisé par deux entre 2000 et 2015, ainsi que le nombre de lits. Les soins ont été recentrés sur les hôpitaux de grande taille, sans cependant leur assurer un équipement correct, et sans donner une rémunération acceptable aux médecins qui doivent souvent cumuler plusieurs postes pour joindre les deux bouts. Des démissions collectives d’équipes médicales ont été nombreuses et très relayées par les médias. Certaines régions russes sont devenues des déserts médicaux, comme le soulignent des rapports indépendants sur l’accès aux soins en Russie.

Mis à part quelques structures d’excellence concentrées dans les plus grandes villes, l’essentiel des hôpitaux russes se trouvent dans un état de délabrement saisissant : 14 % des bâtiments à usage médical sont en mauvais état, 30,5 % n’ont pas l’eau courante, 52,1 % n’ont pas d’eau chaude, 41,1 % pas de chauffage central, 35 % ne disposent pas du tout à l’égout.

Sur le papier, les capacités médicales russes peuvent faire envie aux pays européens, avec un nombre de lits et de respirateurs très satisfaisant. Cependant, la réalité risque d’être différente. Ainsi, en 2018, les organes de contrôle publics alertaient déjà sur le manque de capacités en hospitalisation et réanimation, les moyens disponibles étant insuffisants pour faire face à l’épidémie de grippe saisonnière. 60 régions (sur 84) manquaient de lits en réanimation, 22 régions ne disposaient pas d’appareils ECMO, 10 régions ne disposaient pas d’équipement de laboratoire permettant de diagnostiquer la grippe.

Aujourd’hui, les médecins alertent massivement sur le manque d’équipements de protection à l’heure où la Russie expédie du matériel médical en Italie. Dans de grands hôpitaux, le personnel médical est invité à coudre ses propres masques ; les équipes des ambulances ne disposent pas de tenues de protection ; les simples thermomètres sont des produits rares dans les services. Les médecins, dont les compétences en infectiologie sont généralement solides, risquent d’être débordés, plus encore qu’en Europe, par une infrastructure insuffisante.

Des médecins, infirmiers et patients russes manifestent à Moscou le 30 novembre 2014 pour protester contre les réformes du système de santé. Dmitry Serebryakov/AFP

Une faible confiance dans l’État

Au-delà de l’état du système de santé, la situation sociale jouera aussi un rôle dans la résistance du pays à l’épidémie. La protection sociale que l’État russe offre à ses citoyens est depuis des décennies défaillante. Face à une situation de chômage, d’invalidité, de maladie grave ou chronique, les Russes savent qu’ils ne peuvent compter que sur eux-mêmes et leurs proches. Les salariés russes, notamment dans le secteur privé, sont très peu protégés vis-à-vis de leur employeur qui peut leur imposer des conditions de travail dangereuses. Beaucoup retourneront travailler, ne pouvant pas se permettre de risquer de perdre leur travail ou une partie de leur rémunération, dans un contexte où les revenus réels des Russes baissent depuis plusieurs années d’affilée.

25 % des Russes ont ainsi continué à travailler pendant la semaine de débrayage obligatoire imposé par l’État, forcés par leur employeur. Le respect des mesures de confinement à venir risque d’être très partiel, en raison de la nécessité de travailler et d’un manque de confiance – certainement justifié – dans les filets de la protection sociale. Même si des mesures de contrôle drastiques étaient introduites, il ne fait pas de doute que les pratiques informelles et corruptives, très importantes en Russie, permettraient à beaucoup d’échapper aux règles sanitaires.

Un troisième facteur, plus politique, risque d’aggraver encore la situation : le manque de confiance dans les autorités publiques. Contrairement à ce que laisseraient penser certains chiffres de soutien à Vladimir Poutine, les Russes sont méfiants à l’égard leurs dirigeants. En septembre dernier, près de 40 % des Russes ne faisaient pas confiance à leur président, et plus de 60 % ne faisaient pas confiance aux pouvoirs régionaux ou locaux. Les taux de défiance étaient de près de 70 % pour le gouvernement et le parlement, de plus de 60 % pour la police.

Accoutumés, depuis la catastrophe nucléaire de Tchernobyl, aux mensonges des pouvoirs publics sur les catastrophes sanitaires, les Russes sont – et risquent de rester – en majorité méfiants à l’égard des informations officielles qui leur sont données sur le coronavirus. La faible transparence des autorités russes leur donne sur ce point raison. Ainsi, le VIH, problème épidémique majeur en Russie, est occulté depuis des décennies. Beaucoup de Russes ont pris la mesure du problème récemment grâce à un jeune blogueur ayant brisé le tabou. La méfiance des Russes vis-à-vis de leurs autorités politiques risque d’encourager la circulation de rumeurs et le contournement des mesures sanitaires.

Le documentaire de Iouri Doud.

La légitimité du pouvoir mise à l’épreuve

Quel sera l’impact de la crise sanitaire sur le pouvoir politique russe ? La situation épidémique risque de renforcer la dynamique de fermeture que connaît la Russie depuis plusieurs années. Elle peut servir de prétexte à un raidissement du pouvoir et à une accentuation des logiques autoritaires justifiées par la situation de crise. Les rares protestations contre le changement constitutionnel risquent balayées par l’épidémie.

Alyona Popova, avocate et militante des droits de l’homme qui a lancé une action en justice contre l’utilisation de la reconnaissance faciale lors d’une manifestation de l’opposition officiellement autorisée en septembre 2019, pose lors d’un entretien avec l’AFP le 23 janvier 2020. Le vaste réseau de caméras de reconnaissance faciale déployé à Moscou est largement utilisé par les autorités dans le cadre des mesures visant à ralentir la propagation du coronavirus en Russie. Kirill Kudryavtsev/AFP

La crise sera un test pour les autorités locales. Dans un État russe fédéral sur le papier, Moscou a placé ces dernières années des politiciens loyaux, parfois sans attache locale, à la tête des gouvernements régionaux. Leur capacité à imposer des mesures sanitaires, à obtenir la confiance des citoyens et à juguler les logiques corruptives sera différente d’une région à une autre.

Cependant, si la crise sanitaire prend de l’ampleur et met à nu les défaillances de l’État social russe, son impact risque de déstabiliser le pouvoir en général. Ce dernier, qui s’appuie depuis plusieurs années sur une rhétorique de puissance et de grandeur, prend le risque de montrer l’extrême faiblesse de son système social, dans une crise qui rend chaque Russe vulnérable dans ce qu’il a de plus intime. Ayant investi dans sa puissance internationale et la protection des intérêts russes à l’extérieur de ses frontières, plutôt que dans la protection et le soutien de ses propres citoyens, la Russie risque de payer ce choix au prix fort.

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