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L’étoffe des contestataires : quand le vêtement habille la politique

Alexandra Ocasio-Cortez portant une robe blanche avec une inscription "taxer les riches" en rouge, le 13 septembre 2021 lors du gala de Metropolitan Museum of Art à New Yoek.
Le 13 septembre 2021, Alexandria Ocasio-Cortez (au premier plan à gauche) et Aurora James assistent au gala du Metropolitan Museum of Art à New York. Sur la robe d'Orcasio-Cortez est inscrit ‘taxer les riches’, slogan devenu un cri de ralliement pour certains membre du Parti Démocrate. Mike Coppola/AFP

Moulée dans une robe immaculée, exhibant au verso un impérieux « Tax the rich », Alexandria Ocasio-Cortez a réussi à focaliser l’attention des médias lors de son apparition au gala du Met (Metropolitan Museum of Art). Rivalisant (pour le glamour) avec Sharon Stone ou Emily Ratajkowski, et (pour la provocation) avec Kim Kardashian ou Rihanna, elle a su transformer une soirée mondaine en arène médiatique et en tribune politique.

La performance n’est pas mineure. Elle questionne le rôle du vêtement comme vecteur de revendications politiques et l’aptitude de la jeune élue démocrate à capter une visibilité par la médiation d’une posture qui ne saurait être réductible au (seul) slogan exposé de façon transgressive.

Horizon d’attentes et provocations institutionnalisées

Le coup politique et médiatique orchestré par AOC (les initiales témoignant de son accès à une forme de célébrité) repose sur une accumulation de signes contradictoires qui, par un jeu de dissonances, finit par faire sens : au milieu du gotha, une jeune élue progressiste exhibait un message qui, faisant écho aux promesses de campagne de Joe Biden et aux débats en cours à la chambre des représentants sur la taxation des hauts revenus (plus de 400 000 dollars), visait explicitement celles et ceux qui avaient acquitté un ticket d’entrée de 35 000 dollars.

Sa présence pouvait sembler doublement déplacée au sein de cet aréopage de rares privilégiés célébrant la consommation ostentatoire et la superfluité théorisées par Thorstein Veblen : elle n’avait pas acquitté de droit d’entrée et son mandat politique ne la qualifiait pas pour parader sur le tapis rouge.

Sans doute pourrait-on arguer qu’aux États-Unis les liens entre people et politique ne sont pas neufs et que la culture de la célébrité n’a pas épargné le champ politique et ses acteurs (actrices).

Cette soirée, organisée tous les ans au Met afin de recueillir des fonds pour le Costume Institute, fut jugée « la plus folle de l’année ». Le vestiaire était conforme à cet horizon d’attente, entre élégances et extravagances. Parades et parures (les aisselles non épilées de Lourdes Leon, la fille de Madonna) témoignaient des provocations soigneusement calculées et institutionnalisées.

Politisation du corps

Cette double performance, scénique et politique, était aussi indissociable d’une politisation du corps. Par l’impact visuel du slogan d’abord. Forme brève ayant vocation à circuler, concentration du sens à l’expressivité assumée, il se détachait d’un rouge sang, épousant d’une élégante graphie hypertrophiée les courbes de l’élue, cette silhouette effilée aux épaules hâlées et dénudées servant de support/surface au discours asséné. Elle n’a pas été la seule à mobiliser ce répertoire contestataire, celui du vestiaire-écrit ou de l’acte graphique : la « It girl » Cara Delevingne a arboré un gilet pare-balle – signé Dior – orné d’un « Peg the Patriarchy » lui aussi en lettres rouges incendiaires.

La mannequin anglaise Cara Delevingne arrive au Met Gala 2021, le 13 septembre 2021 à New York. Sur son gilet est inscrit « Peg the patriarchy » (« À bas le patriarcat »)
La mannequin anglaise Cara Delevingne arrive pour le Met Gala 2021 au Metropolitan Museum of Art, le 13 septembre 2021 à New York. Sur son gilet est inscrit « Peg the patriarchy » (« À bas le patriarcat »). Angela Weiss/AFP

Politisation aussi, par le choix de la robe, signée Aurora James, jeune afro-canadienne immigrée à New York, passée du marché aux puces de Brooklyn au rang de styliste primée, et dont le but est de concilier mode et développement durable.

Politisation enfin dans cette aptitude à subvertir les lieux et les rôles, l’élue endossant les atours du glamour et jouant sur les attributs, largement refoulés en politique, de la beauté et de la séduction.

Se singulariser pour exister (politiquement)

Si sa démarche témoigne d’une forme de libre arbitre vestimentaire, les choix opérés par les gouvernants comme par les opposants en la matière ne sont jamais neutres. Ils disent, dans la conformité aux normes, la conformation aux rôles et aux ordres (esthétiques et politiques) comme, à l’inverse, dans la provocation, la contestation des phénomènes de domination.

Exhibant un tee-shirt en lieu et place du traditionnel costume-cravate lors du débat télévisé du premier tour de l’élection présidentielle (le 5 avril 2017), Philippe Poutou, candidat du Nouveau parti anticapitaliste, signait par le refus ostensible des conventions mondaines, la contestation de l’establishment politique et de ses codes. Le vêtement était le message : il signifiait le rejet de la frivolité bourgeoise dans le monde des luttes communistes ou révolutionnaires.

Philippe Poutou candidat pour le NPA lors d’un débat BFM TV/CNews en tee-shirt le 4 avril 2017. Lionel Bonaventure/AFP

La question du port de la cravate reste à cet égard emblématique. Fétiche d’une normalité (la cravate construit les identités de genre et notamment la masculinité tout en s’imposant comme norme vestimentaire), elle est aussi un enjeu politique. On ne compte plus les rappels à l’ordre, à l’Assemblée nationale d’abord, visant les parlementaires peu respectueux des conventions.

Il s’agit davantage d’une coutume stabilisée au point d’être devenue une norme dont les huissiers étaient les gardiens vigilants. Les textes réglementaires n’imposaient pas explicitement le port de la cravate mais recommandaient une tenue correcte, celle-ci étant indissociable de cette pièce du vestiaire, élément incontournable de la parure masculine jusqu’à la levée de cette contrainte par le bureau de l’Assemblée à partir de 2017.

Jack Lang en col mao siglé (INA, 1985).

Quelques exemples célèbres illustrent cette histoire des microtransgressions vestimentaires : de l’apparition de Jack Lang en veste à « col mao » siglée Mugler le 17 avril 1985 à celle, plus récente, des députés de la France insoumise sans cravate en juin 2017. Symbolique, son absence fut conçue comme un geste politique que commenta d’ailleurs Jean-Luc Mélenchon :

« Il y a eu dans cette Assemblée, autrefois, des sans-culottes, il y a dorénavant des sans-cravates. »

Par cette omission volontaire, les députés rebelles investissaient le vêtement d’une signification qui jouait sur la ressemblance entre les élus et leurs mandants. La démarche n’était pas neuve. Déjà sous la IIIe République, en novembre 1894, le député de l’Allier Christophe Thivrier, dit Christou, issu du Parti ouvrier, faisait sa rentrée parlementaire en « biaude » (blouse), afin d’emblématiser son attachement aux classes populaires.

Un dessin montrant Christophe Thivrier, premier maire socialiste au monde, se faisant expulser de la Chambre des députés
Christophe Thivrier, premier maire socialiste au monde, expulsé de la Chambre des députés. Extrait de la couverture du supplément illustré du Petit Journal du lundi 18 février 1894. José Belon/Wiki Commons

Avant lui, le « père Gérard » en costume de cultivateur breton sous la Constituante, le député de Marseille Louis Marius Astouin et son habit de portefaix en 1848 ou encore Philippe Grenier, premier élu musulman siégeant en gandoura et en burnous en 1896, illustrent ces actions délibérées souvent usitées par les nouveaux entrants.

Un siècle plus tard, en 1997, l’arrivée de Patrice Carvalho dans l’hémicycle, cravaté mais en bleu de chauffe, creuset d’une mémoire et d’une histoire usinières, constitue un nouveau scandale qui médiatise sa condition : être le seul député issu du monde ouvrier.

Le député communiste français Patrice Carvahlo se présente à l’ouverture du nouveau parlement dirigé par les socialistes en bleu de travail, le 12 juin 1997 à Paris
Le député communiste français Patrice Carvahlo se présente à l’ouverture du nouveau parlement dirigé par les socialistes en bleu de travail, le 12 juin 1997 à Paris. Pascal Pavani/AFP

Symbolique politique et usages contestataires

Au-delà de cette contestation de la police des apparences par les professionnels politiques (entre provocations et scandales), le vêtement irrigue l’univers des luttes. De la révolte bretonne des bonnets rouges à celle de « gilets jaunes », chromatisme et vestiaire se conjuguent pour marquer la défiance, exprimer les mécontentements ou la colère et donner corps aux revendications. Les répertoires d’action se nourrissent de tous ces signes et insignes distinctifs. Ils invitent à une lecture politique et anatomique du détail.

Comme tout symbole, le vêtement recèle une dimension identitaire qui œuvre à l’intégration de l’individu dans le groupe, ravive la fidélité contestataire tout en autorisant, à l’image des messages apposés sur les gilets jaunes, des formes d’expressions plus personnalisées.

Il se prête alors à de multiples stratégies d’annexions (le pantalon des garçonnes) comme de rejet (les soutiens-gorge par les féministes américaines), de détournement des vêtements de travail ou des marques (les polo Fred Perry par les suprémacistes américains) comme leur refus (à l’image du « no logo » de Naomi Klein et des altermondialistes) en passant par la récupération et la réparation tels que le « upcycling » et le « visible mending » des fashion activistes s’opposant au système-mode porté par l’idéologie néo-libérale.

Que dire enfin des Femen (puis des Homen) ou des étudiants du Printemps érable québécois qui firent de leur nudité le ressort de leur protestation et de leur corps (dévêtu) une arme ?

Une signification politique fluctuante

Mais la symbolique politique du vêtement impose une contextualisation tant il existe une labilité du signe qui fluctue selon les conditions d’appropriation et d’exhibition. Banals dans la sphère domestique, les crocs roses de Roselyne Bachelot se parent d’une dimension transgressive sur le perron de l’Élysée.

La signification (politique) d’un vêtement n’est donc jamais totalement figée. Elle évolue dans le temps et selon les lieux comme l’atteste la trajectoire du blue jean étudiée par Daniel Friedman, longtemps chargé de multiples connotations de révolte et de contestation, celle du hippie comme celle du biker, avant de connaître une acclimatation planétaire, même si le jean de Cécile Duflot lors du premier conseil des ministres suscita une polémique.

Une image de mode représentant deux hommes et deux femmes portant des vêtements en jean
Longtemps symbole de la marginalité sociale, le vêtement en jean est maintenant présent dans le vestiaire de tous les milieux sociaux, aux quatre coins du monde. Jcjeansandclothes/Wiki Commons, CC BY-SA

La géométrie solennelle du pouvoir d’État autorise peu les écarts qui seront en revanche largement tolérés voire plébiscités dans les mobilisations collectives, à l’image du sit-in, die_in ou kiss-in.

Langage des résistances, porteur d’une mémoire sociale ou politique, adapté, détourné ou réinventé, le vestiaire est riche de possibles esthétiques et de plus-values politiques. Il forge les identités et construit les antagonismes, dessine les clivages et popularise les messages ; il médiatise les combats et frappe l’opinion ; il fédère et mobilise. À ce titre, par le gouvernement des corps qu’il met en jeu, il reste un formidable catalyseur et analyseur des contestations.


L’auteur publie le 6 octobre « Pouvoir et beauté » aux éditions PUF.

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