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L’étrange cœlacanthe passé aux rayons X

Le cœlacanthe actuel Latimeria dans son milieu naturel, en Afrique du Sud. Laurent Ballesta, Gombessa expeditions, Andromede Oceanology Ltd (from the book Gombessa, meeting with the coelacanth), Author provided (no reuse)

Espèce menacée vivant dans les profondeurs marines, le cœlacanthe Latimeria chalumnae est un animal mystérieux proche parent des tétrapodes, les vertébrés à pattes munis de doigts (amphibiens, mammifères, reptiles et oiseaux).

Notre récente étude publiée dans la revue Nature décrit pour la première fois le développement du crâne et du cerveau de ce curieux animal.

80 ans de curiosités scientifiques

C’est avec stupéfaction que le monde prit connaissance, en 1939, de la découverte d’un cœlacanthe vivant. La surprise était de taille car les scientifiques pensaient jusqu’alors que le groupe avait disparu depuis 70 millions d’années. Le cœlacanthe actuel, Latimeria, suscite depuis lors l’engouement des scientifiques et du grand public car il représente une pièce importante pour reconstituer le puzzle de nos origines.

Le coelacanthe fossile Trachymetopon du Jurassique d’Allemagne. Ce spécimen est conservé dans les collections du Museum der Universität Tübingen. Hugo Dutel

Latimeria occupe en effet une position particulière dans l’évolution des vertébrés. Il est, avec les dipneustes, le seul exemple actuel de poissons à nageoires charnues, et est étroitement apparenté aux tétrapodes (amphibiens, reptiles et mammifères).

Les caractéristiques de Latimeria en font ainsi un élément important pour comprendre l’origine des tétrapodes et l’évolution de leurs proches cousins ichthyens, les poissons à nageoires charnues, au cours du Dévonien (419-358 millions d’années).

Arbre des relations de parenté entre les ostéichtyens (vertébrés à squelette osseux). Le cœlacanthe et les dipneustes sont les seuls poissons à nageoires charnues actuels. Ils sont proches parents des tétrapodes, les vertébrés terrestres. L’articulation intracrânienne est un caractère primitif des sarcoptérygiens, le groupe qui inclut les poissons à nageoires charnues et les tétrapodes. Cette articulation du crâne se retrouve chez des nombreux poissons à nageoires charnues du Dévonien mais a été indépendamment perdue chez les dipneustes actuels et les tétrapodes. Le cœlacanthe est le seul vertébré actuel à posséder une articulation intracrânienne. Hugo Dutel

L’une des caractéristiques remarquables de Latimeria est la séparation du crâne en deux portions articulées, par une articulation intracrânienne. Celle-ci ne se retrouve que chez la grande majorité des poissons à nageoires charnues du Dévonien, mais a été perdue chez les tétrapodes et les dipneustes.

Par ailleurs, l’arrière de son crâne repose sur une énorme notochorde (un tube qui s’étend sous le cerveau et la moelle épinière chez les embryons de tous les vertébrés). Quant au cerveau de Latimeria, ce dernier ne représente chez l’adulte que 1 % du volume de la cavité qui l’abrite !

Modèle 3D du crâne de Latimeria en vue latérale droite, avec les structures osseuses en beige et cartilagineuses en bleu. Gauche : vue d’ensemble du crâne. Droite : la boîte crânienne isolée et virtuellement sectionnée afin de faire apparaître le cerveau (jaune) et la notochorde (vert). Hugo Dutel

Comment le crâne et le cerveau de Latimeria se développent, depuis les tout premiers stades de la vie jusqu’à l’âge adulte, demeurait encore une énigme 80 ans après sa découverte. C’est précisément cette question qui a motivé notre étude publiée dans Nature.

À la recherche de jeunes cœlacanthes

Latimeria est ovovivipare, ce qui signifie que les œufs se développent dans l’oviducte de la femelle qui donne ensuite naissance à des jeunes autonomes.

Cependant, étudier son développement n’est pas une mince affaire. Latimeria n’a jamais pu être élevé en aquarium, ce qui rend difficile la collecte d’embryons et de fœtus. En outre, il est interdit de capturer des spécimens dans la nature car les cœlacanthes sont en grand danger d’extinction.

Les cinq stades de développement réunis et scannés pour notre étude. Hugo Dutel

Par chance pour nous, des stades précoces du développement étaient cependant conservés dans trois collections d’histoire naturelle (en Allemagne, en Afrique du Sud et au Muséum national d’Histoire naturelle à Paris). Les embryons et ces fœtus demeurent cependant très rares, car provenant de captures accidentelles de femelles en gestation. Hors de question donc de disséquer de tels spécimens !

Nous avons utilisé des techniques d’imagerie à rayon X au synchrotron européen et d’imagerie par résonance magnétique (IRM) à l’Institut du cerveau et de la moelle épinière afin de visualiser l’anatomie interne de ces spécimens de manière non invasive. Grâce à ces données, nous avons généré des modèles virtuels 3D de différentes parties de la tête à chaque stade de développement, d’un petit fœtus de 5 cm à un adulte de 1,30 m.

À intérieur de la ligne ID19 de l’ESRF, le fœtus de 5 cm (dans le tube au centre) est fin prêt à être scanné durant plusieurs heures. Hugo Dutel

Le développement du cerveau en 3D

Pour la première fois, nous avons observé comment la taille relative du cerveau diminue de façon spectaculaire au cours du développement, et les changements de forme du crâne qui accompagnent ce processus. Le cerveau grossit, mais de manière plus limitée que les structures qui l’entourent.

Contrairement au cerveau, la notochorde grossit considérablement et devient 50 fois plus grosse que ce dernier chez les adultes ! Ceci n’a pas d’égal au sein des vertébrés actuels, chez qui la notochorde dégénère habituellement au cours du développement. Nous pensons que la manière dont cet organe se développe cause justement la formation de l’articulation intracrânienne.

Modèles virtuels 3D de la boîte crânienne (bleu) et du cerveau (jaune) à différents stades de développement de Latimeria. Hugo Dutel

Ces aspects du développement renforcent le caractère insolite de Latimeria, en particulier comparés à notre espèce et aux autres primates chez qui le cerveau grossit énormément.

Pourquoi le cerveau devient-il proportionnellement si petit au cours du développement ? Comme souvent, il n’y a sans doute pas qu’une seule explication. Le volume occupé par la notochorde limite sans doute à un certain point la taille du cerveau. Sa taille et sa position pourraient également être contraintes par le fonctionnement de l’articulation intracrânienne, qui joue un rôle dans la prise alimentaire. Enfin, le coût énergétique de l’organe rostral, un énorme organe électrosensible situé au bout du museau, pourrait limiter la taille du cerveau.

De nouvelles pistes pour comprendre l’évolution

Ces nouveaux résultats nous renseignent non seulement sur la biologie de Latimeria, mais nous permettrons aussi de mieux comprendre l’évolution des cœlacanthes et des autres poissons à nageoires charnues.

Les cœlacanthes forment un groupe souvent considéré comme n’ayant quasiment pas évolué au cours des temps géologiques. En s’intéressant aux nombreux cœlacanthes fossiles, il est cependant facile de constater que cette légende urbaine est fausse. Leur morphologie a en effet changé de manière notable au cours de l’évolution. En témoigne notamment un surprenant fossile récemment découvert en Suisse par Lionel Cavin et ses collègues, dont l’aspect rappelle plus les poissons chirurgiens que Latimeria !

Dans ce contexte, notre travail permettra de mieux comprendre les mécanismes développementaux à l’origine de la diversité morphologique observée au cours de l’évolution des cœlacanthes.

Le cœlacanthe fossile Foreyia découvert dans le Trias de Suisse. Illustration : Alain Bénéteau

De plus, nos observations faites sur le développement du cœlacanthe actuel pourront sans doute contribuer à mieux comprendre l’évolution du cerveau et du crâne chez les poissons à nageoires charnues et les premiers tétrapodes.

Nos résultats, ainsi qu’une récente étude sur la croissance du poumon (qui est couvert de petites plaques osseuses) représentent tout ce que nous savons sur le développement de Latimeria. Ce dernier demeure l’un de nos cousins les plus mystérieux, car de nombreux aspects de sa biologie et de son écologie restent inconnus.

Cependant, ce seul survivant d’un groupe apparu il y a 400 millions d’années et son environnement sont désormais en danger et doivent être plus que jamais protégés.

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