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L’expertise en sciences ou comment se décide ce qui est publiable : noblesse et dérives

Publications EASE, European Association of Science Editors. Sylwia Ufnalska/wikimedia, CC BY-SA

Quand Einstein découvre le système du rapporteur anonyme…

Vers 1935, un calcul un peu hâtif conduit Einstein à penser que les ondes gravitationnelles ne pouvaient exister dans le cadre de sa relativité générale (leur observation, en 2016 seulement, a été une consécration de sa théorie). L’histoire de la publication s’avérera plus riche que l’erreur (subtile) de calcul qui était derrière…

Pour la première fois, Einstein était confronté au système d’évaluation du manuscrit par un rapporteur anonyme, choisi par la prestigieuse Physical Review. Ce fin relecteur, dont l’identité n’a été révélée que vers 2005, avait repéré une erreur. Einstein s’indigna que l’éditeur fasse lire et critiquer son travail sans autorisation. Il envoya son travail à une autre revue, qui l’accepta. Mais au moment de relire les épreuves d’imprimerie pour éviter des erreurs typographiques, il remania de fond en comble son article. Cette histoire, exemplaire et exceptionnelle, révèle assez la relation complexe des scientifiques aux publications.

L’expertise au quotidien dans les publications scientifiques

Les revues allemandes, dans lesquelles Einstein avait publié jusque-là, ne refusaient alors que très peu des travaux soumis, quitte à ouvrir ensuite leurs colonnes à d’assez saines controverses scientifiques. Depuis, l’immense croissance de l’activité scientifique a fait que tous les journaux scientifiques ont adopté le modèle Physical Review, avec un ou deux (trois parfois) relecteurs anonymes.

Ce sont eux qui décident en pratique, plus que l’éditeur « responsable » de la sélection des publications, si le travail est valide et mérite le prestige, assez subjectif, associé à une parution dans la revue en question. Ceci n’interdit pas la parution occasionnelle (sous contrôle d’expertise) d’un « commentaire », et de l’éventuelle « réponse des auteurs ».

Un relecteur pressenti doit rapidement indiquer s’il accepte d’évaluer le « manuscrit » – parfois au vu du seul résumé. Il dispose de quelques semaines – voire moins – pour donner un avis circonstancié. Ce travail bénévole reste anonyme (sauf exception).

De ma propre expérience, la durée nécessaire varie d’une heure à trois jours. La noblesse de la relecture, c’est que s’opère parfois, au prix d’allers-retours entre manuscrit initial et soumission du texte final par les auteurs, une véritable « co-production » entre l’auteur et l’expert anonyme : aide à une meilleure lisibilité ou pédagogie du travail, suggestion d’ouverture à des perspectives négligées par les auteurs, et bien sûr rectification d’erreurs, pas toujours de détail, mais qui n’invalident pas l’originalité…

Trouver de bons experts, une tâche difficile

Trouver un relecteur disponible est compliqué pour l’éditeur. Les experts qualifiés et capables d’avoir du recul dans un domaine précis sont peu nombreux. Souvent très sollicités, ils acceptent mieux un surcroît de travail pour décortiquer un manuscrit paraissant brillant, que pour un travail routinier de spécialiste, dont il faut surtout vérifier qu’il est correct. Les scientifiques plus jeunes peuvent aussi avoir la satisfaction de collaborer à cette « évaluation par les pairs », au coeur d’un système où ils veulent s’intégrer.

Sur le site d’une bonne revue d’optique : la publication, dont je suis co-auteur, a paru en avril 2017. Au final : « reviewer 2 » aura écrit un rapport ; la publication a lieu avant l’avis de « reviewer 3 » ; « reviewer 1 » n’aura jamais répondu. Daniel Bloch

De plus en plus de manuscrits sont soumis pour publication, et l’éditeur est bien loin de connaître vraiment (scientifiquement, et moralement) les experts auxquels il fait appel, d’où divers biais. Les auteurs sont souvent encouragés à suggérer à l’éditeur de possibles relecteurs. Pour un journal de bonne tenue, cette indication aide à cerner le sous-domaine précis où chercher des experts reconnus.

Il est courant, et salutaire pour le système, qu’un expert sollicité et qui ne s’estime pas assez bon spécialiste, identifie pour l’éditeur des experts soigneusement ciblés, que l’éditeur seul n’aurait su identifier. À rebours, dans des revues de moindre valeur, l’éditeur suit un peu paresseusement les recommandations des auteurs, au risque d’être orienté vers des spécialistes « amis » – ou dans les cas scandaleux, vers les auteurs eux-mêmes, déguisés sous des alias électroniques !

L’anonymat de l’expert n’a pas que des avantages : comme une légende urbaine, on connaît toujours quelqu’un dont l’article a été refusé, et dont l’idée originale réapparaît miraculeusement sous la signature d’un collègue suggéré comme expert. Désormais, le dépôt en ligne du manuscrit sur des sites dédiés évite ce genre de pratique. Les « coquetteries », souvent transparentes de l’expert, insistant pour que tel ou tel travail soit cité restent assez communes.

Des journaux de qualité… aux revues « prédatrices »

La pression institutionnelle à publier (le sempiternel Publish or Perish), et les aléas naturels à toute expertise, font qu’un manuscrit sans erreur grossière finit toujours par être publié, même après un ou plusieurs refus. Ceci n’est pas forcément anormal, et génère une hiérarchie des journaux. Comme un hommage du vice à la vertu, arrivent désormais, à cause du coût faible de la mise en ligne, des revues « prédatrices », heureusement assez facile à identifier, prétendant à l’incontournable « évaluation par les pairs ». Moyennant finances, elle « publie » en ligne tout article soumis, en adressant un vague « rapport de relecture ».

Ces revues douteuses trouvent une clientèle car à l’échelle mondiale, il y a forte croissance de l’éducation universitaire. Pour des universitaires en lointaine périphérie du monde académique, publier, souvent aux frais de l’université, s’avère « rentable » pour la reconnaissance et la carrière. Cette problématique se repère aussi dans le microcosme des sciences humaines, où il a été expérimenté que des textes intentionnellement abscons peuvent passer le filtre de la « relecture ».

Un canular autour du « pénis conceptuel ». Exemple d’article nonsense qui a passé le filtre du « peer review » dans Charlie Hebdo, accompagné de la « rétractaction » formelle. _Charlie Hebdo_ et Cogent

Quelques pistes d’évolution

En conclusion, « l’évaluation par les pairs », en un sens global, reste indispensable à la vie scientifique. Le modèle des publications avec relecteurs est cependant bousculé par la mise en ligne et par l’inflation de publications. Diverses pistes pourraient être explorées pour améliorer le système :

  • La mise en ligne des rapports des relecteurs peut aider à une contextualisation du travail, comme le fait toute « critique » d’une oeuvre. Cette pratique est désormais en cours d’expérimentation. Elle peut aussi témoigner de la qualité du journal, en montrant que l’éditeur a su choisir des experts vraiment qualifiés.

  • À rebours de l’anonymat du relecteur, des revues de prestige ont envisagé un dépôt électronique provisoire, ouvert à une critique « collégiale », avant l’éventuelle validation en « publication ». Celle-ci n’interviendrait que si des lecteurs volontaires, et bien reconnus, font des commentaires favorables. Un tel système ne peut sans doute fonctionner que pour des travaux très sélectifs, attirant des lecteurs prestigieux, enclins à commenter un bel article.

  • Imposer une traçabilité des soumissions successives éviterait la publication des travaux trop insignifiants. Actuellement, un article initialement refusé d’une revue arrive vierge de critiques lorsqu’il est envoyé à un autre journal – sauf transfert du dossier à des journaux du même groupe éditorial. Montrer que l’on a su répondre à des critiques qui ont conduit au refus de l’article n’est pas dégradant. Comme auteur, il y a certains cas où je souhaiterais pouvoir le faire. Actuellement, et de façon regrettable, cela pourrait sembler attenter à la « propriété intellectuelle » du premier journal et de son expert.

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