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Liberté et progrès : et si nous étions en train de nous tromper de voie ?

Le principe du marché autorégulateur a été sérieusement mis à mal ces 20 dernières années. StunningArt/Shutterstock

Nous vivons un moment tout à fait inédit qui est entré en tension avec tous les grands enjeux de notre époque. Se font face une révolution technocapitaliste qui annonce une promesse de liberté et de progrès, et une réalité d’un monde sans croissance où la pauvreté augmente, où la démocratie vacille. Dès sa naissance, des contradictions irréductibles étaient inscrites au cœur du projet technocapitaliste, et elles apparaissent aujourd’hui au grand jour. Pour les dépasser, deux voies se présentent à nous : celle de l’élitisme individualisé d’un côté et celle de l’intelligence collective de l’autre.

Un capitalisme post-marché

Plus d’un siècle après Adam Smith, le modèle néoclassique de l’équilibre général démontre qu’en situation de concurrence parfaite tout surprofit tend à disparaître. Cet équilibre repose sur deux conditions. La première est celle dite des rendements décroissants qui limitent la possibilité pour une entreprise de grandir indéfiniment. La deuxième est l’existence du mécanisme des prix qui permet à chacun de disposer des informations nécessaires pour agir en toute rationalité. Ainsi l’économie de marché peut tenir sa promesse d’être le modèle le plus efficace et le plus juste, aussi bien en termes économique que social.

Or, dans l’économie technocapitaliste qui est la nôtre, les technologies numériques associées aux nouvelles logiques financières transforment en profondeur la structure de coûts des entreprises et éloignent le lien qui existait entre augmentation des ventes et des profits d’un côté et variation des coûts de l’autre. Qu’il s’agisse d’externaliser la totalité des coûts directs sur des sous-traitants mal payés, de créer des plates-formes numériques qui se contentent de mettre en contact l’offre et la demande ou – et c’est l’innovation la plus originale – de faire travailler gratuitement leurs clients ; distribuer des produits à une personne ou à des milliers coûte à peu près le même prix. Ainsi, ces modèles sont un véritable défi lancé à la théorie du marché car, dans l’économie technocapitaliste, c’est le monopole qui devient la forme naturelle du marché !

Les technologies numériques associées aux nouvelles logiques financières transforment en profondeur la structure de coûts des entreprises. William Potter/Shutterstock

Pour s’attaquer au mécanisme des prix, le coup de génie aura été de créer ce que beaucoup nomment « l’économie de la gratuité ». De plus en plus souvent, lorsque nous achetons un produit, nous ne le payons pas, du moins pas directement, pas en totalité, pas immédiatement. En l’absence de cette précieuse information, le consommateur a de plus en plus de difficultés à relier son comportement de consommation avec sa réelle capacité d’achat. C’est ainsi que le pouvoir cognitif du mécanisme des prix s’efface pour laisser place à des comportements irrationnels.

Avec la disparition des deux conditions premières du modèle concurrentiel néoclassique, il n’aura fallu qu’une vingtaine d’années au système technocapitaliste pour mettre à bas le principe du marché autorégulateur et voir naître un capitalisme radical émancipé du marché, un capitalisme post-marché.

Une désintégration sociale

Comme le montrent les récents propos de Christine Lagarde, même le FMI reconnaît les risques sociaux du torrent technocapitaliste :

« Les entreprises ont maintenant une présence planétaire […]. Sans une coopération internationale réimaginée, on peut craindre que dans 20 ans, les inégalités ne surpassent ce qu’elles étaient pendant l’âge d’or du capitalisme. »

Ce monde numérisé génère un « stress » social de grande ampleur car pour la première fois dans l’histoire, la technologie situe massivement la relation capital/travail dans un rapport de substituabilité et non plus de complémentarité. C’est aux deux bouts de la chaîne des emplois que la demande de travail est devenue la plus forte. Tout en haut se situent les « experts » qui agissent encore en complémentarité et restent capables de créer une énorme richesse en quelques décisions ou quelques clics.

Tout en bas se trouve un monde à faible productivité que la technologie n’arrive pas encore à remplacer (ce sont ces emplois, mal payés, qui ont explosé ces dernières années). Et, au milieu se trouvent ceux où la substituabilité est la plus importante et qui sont donc les plus menacés. Dans un article récent, Lucas Mediavilla montre qu’en 20 ans, les salaires de neuf salariés sur dix ont diminué dans la Silicon Valley et que la richesse se concentre autour d’une petite minorité de travailleurs ultra-qualifiés. Dans le berceau du technocapitalisme, son impact social est déjà devenu négatif.

L’essor des plates-formes numériques a remis au goût du jour un modèle social qui avait été balayé par la deuxième révolution industrielle et que l’on croyait disparu à jamais. La plate-forme numérique a sorti le travail de l’entreprise, elle n’en est plus responsable. C’est aux employés d’apporter le capital nécessaire à la réalisation du travail (VTC, bien immobilier, vélo), et à en supporter les risques associés. Ils sont autoentrepreneurs, payés à la course et supposés assumer toutes les cotisations sociales. Dans ce nouveau monde, le travail n’est plus le lieu essentiel où se joue le lien social et la construction de son identité. La fragilisation des sociétés salariales est en train de briser le cercle vertueux qui permettait la création de richesses économiques, l’augmentation du niveau de vie et un puissant mouvement d’émancipation individuelle.

Le piège environnemental

Les géants de l’industrie numérique se vantent à longueur de journée de leurs « immenses efforts » en matière environnementale, tout en participant largement à une exploitation toujours plus grande de ressources limitées ou encore à l’augmentation des flux et de leur vitesse pour optimiser leur chaîne de valeur (ne serait-ce que le transport ou la consommation d’énergie).

La science économique commence à mieux cerner la notion de capital naturel et son évolution liée aux interactions entre l’homme et son environnement. Tous ces travaux nous disent que le cycle économique est borné en amont par les quantités de ressources exploitables, et en aval par la capacité des écosystèmes à absorber les déchets. Les économistes sont convaincus que, dans le domaine de l’environnement, la priorité n’est pas la prise en compte de la rareté des ressources mais le traitement de la question des « poubelles pleines ».

Les solutions proposées paraissent convaincantes (TVA verte, prix du CO2, etc.). Mais, là encore, l’efficacité de ces mesures se heurte au fait que le nombre de produits augmente plus vite que la diminution de leur taux de charge. Enfin, il nous précipite au-delà des frontières écologiques car ce nouveau monde produit un Homo festivus numericus qui s’arrange avec la promesse selon laquelle l’innovation dernier cri va lui permettre de réduire son empreinte carbone tout en ignorant superbement le coût pour la planète lié à la fabrication de cette innovation. Entre un franchissement de frontière et une réduction de consommation, festivus numericus préférera toujours franchir la frontière.

Le nombre de produits disponibles sur le marché augmente plus vite que la diminution de leur taux de charge. Labrador Photo Video/Shutterstock

C’est là l’explication ultime de l’incompatibilité entre ce nouveau capitalisme et les frontières écologiques. En faisant de chacun un festivus numericus, ce système crée des comportements d’hyper-consommation, d’hypermobilité, totalement incompatibles avec une quelconque maîtrise des externalités environnementales.

La déformation sociale du temps

L’une des plus grandes singularités de cette nouvelle forme de capitalisme est qu’il déforme socialement le temps. Cette déformation s’effectue sous la pression de deux grands phénomènes. Le premier relève d’un changement de nature du temps, le deuxième est d’ordre sociologique, voire anthropologique, c’est le principe d’accélération du temps.

Lorsque Gary Becker publie « A Theory of the Allocation of Time », il indique que, pour obtenir le maximum de satisfaction, l’individu va combiner une quantité de dépenses et une quantité de temps. Et il fait preuve d’un grand esprit visionnaire lorsqu’il nous dit que dans le monde moderne, c’est le prix relatif du temps qui est amené à augmenter par rapport à celui des autres dépenses. C’est toute une conception de la société qui change alors, car ce qu’il nous dit c’est que toutes les activités qui dépensent beaucoup de temps sans apporter de satisfaction économique supplémentaire seront amenées à disparaître.

Ceci explique, par exemple, le remplacement progressif du bénévolat (gratuit) par la philanthropie des plus fortunés (inscrite dans une logique d’optimisation fiscale). Ou encore le développement de travaux autour de l’économie de l’attention qui ont pour ambition de capter toujours plus le temps des individus via les interfaces numériques et les jeux vidéo. Le succès de ces travaux est éclatant : dans un reportage récent sur Arte, on peut entendre que, arrivé à l’âge de 21 ans, un jeune aura passé 10 000 heures à jouer sur un écran, autant qu’au collège et au lycée !

C’est à l’ensemble de la société que l’on demande maintenant d’accélérer. La globalisation, la technologie, tout cela nous entraînent dans des rythmes toujours plus rapides. Et cette accélération désynchronise tous les plans de nos vies. Hartmut Rosa nous explique que l’évolution actuelle relève d’une dialectique entre des forces d’accélération et des institutions vouées à dépérir dès lors qu’elles deviennent un frein à celles-ci. Il rejoint ici la thèse de Zygmunt Bauman selon laquelle le système va chercher à éliminer tous les obstacles qui se présentent sur sa route et qui l’empêchent d’accélérer.

Selon des experts, les jeunes passeraient environ 10 000 heures à jouer devant un écran jusqu’à leurs 21 ans. Sezer66/Shutterstock

Cette déformation sociale du temps contribue à dissoudre tous nos repères. Il faut relire Émile Durkheim, Simone Weil et Hanna Arendt pour anticiper les conséquences du vide que créent nos sociétés liquides. Elles brisent tous les repères, toutes les bornes à partir desquelles les personnes avaient construit leur vie. Durkheim parle alors d’anomie. Et cette situation peut-être désastreuse comme le pressent Hanna Arendt !

Sortir de l’impasse

Deux voies semblent émerger, tout aussi révolutionnaires l’une que l’autre.

La première est prométhéenne, grâce aux nouvelles technologies le corps et l’esprit humains seront réagencés pour rattraper notre retard par rapport au rythme imposé par la société liquide et dépasser les contradictions du monde technocapitaliste. C’est ce que l’on appelle le projet transhumaniste, qui consiste à « augmenter l’homme ». Ses prophètes utilisent une phraséologie sociale pour justifier leur vision. Pour eux, seul le transhumanisme pourra éviter que les creusements des inégalités ne conduisent au règne absolu d’une élite richissime. Tous les grands noms du technocapitalisme investissent des sommes colossales sur ces sujets et certains hommes politiques relaient d’ores et déjà leurs ambitions.

La deuxième est sans doute la voie la plus révolutionnaire, la plus politique, puisqu’elle consiste non plus à demander de s’adapter à un contexte, mais bien de changer le contexte lui-même en utilisant la puissance de l’intelligence collective. La vraie question n’est plus technologique, mais bien sociale : comment remettre en marche cette intelligence pour transformer l’ordre des choses, alors que toute l’évolution récente a atomisé nos sociétés ? Parce que l’éloignement nous désengage de notre citoyenneté, cette voie s’appuie sur l’idée que c’est dans la proximité que se situent les nouveaux enjeux car c’est à ce niveau que pourront être repensées nos façons de nous nourrir, de nous loger, de nous chauffer, de nous déplacer, et de manière générale, d’améliorer notre quotidien. Cette voie nous propose de revoir en totalité comment nos besoins premiers seront satisfaits tout en dépassant les trois conséquences majeures de l’évolution technocapitaliste : l’épuisement de notre capital naturel, le creusement des inégalités et la dépolitisation du monde.

Dès 2010, Daniel Cérézuelle et Guy Roustang percevaient que les dépenses à base de temps prendraient dans l’avenir de plus en plus d’importance en lieu et place de dépenses à base de biens et services. Et ils voyaient dans la relocalisation partielle de nos enjeux premiers une solution aux déséquilibres de notre monde. C’est cette voie qui doit être reprise et amplifiée et c’est dans celle-ci que peut se retrouver une complémentarité fructueuse entre les avancées technologiques (FabLab en réseaux en particulier), l’intelligence collective et une économie de marché refondée. D’ores et déjà, de nombreux territoires expérimentent ces nouvelles approches et c’est à la puissance publique et aux citoyens d’en permettre un changement d’échelle significatif, seul à même de nous permettre de dépasser l’impasse technocapitaliste.


Renaud Vignes est l’auteur de l’ouvrage « L’impasse » (Editions CitizenLab) duquel a été tiré cet article.

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