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Entrepreneuriales

« Lifestyle entrepreneurship » ou le triomphe de l’hyper-individualisme en économie ?

Jesse Krieger l’auteur de Lifestyle entrepreneur. jessekrieger.com

La nouvelle était passée presque inaperçue en 2014 : la parution d’un ouvrage au titre racoleur, comme il en existe tant en management : Lifestyle entrepreneur. Cette information serait restée au stade du non-événement si elle n’avait pas suscité depuis plus de deux ans nombre de conseils sur le sujet (2), des débats, souvent houleux, sur l’Ubérisation de l’économie, de la diffusion du statut d’auto-entrepreneur ; de la prolifération de témoignages d’entrepreneurs qui déclarent gagner (bien) leur vie en travaillant (peu) et dans des endroits paradisiaques (les îles, la montagne) ; ou, dans un autre registre, la croissance de mouvements comme celui des mompreneures, ces femmes qui déclarent concilier avec le plus de succès possible vie entrepreneuriale – souvent monosalariée – et éducation des enfants.

Qu’est ce que le lifestyle entrepreneurship ? Que penser de ce « nouveau » type d’entrepreneuriat ? Peut-il tenir ses promesses ?

Travailler pour vivre et non l’inverse !

Jesse Krieger, l’inventeur du concept de lifestyle entrepreneur, définit ce mode d’entrepreneuriat comme la capacité pour un individu d’organiser son travail en fonction de son mode de vie, ceci grâce à l’économie digitale.

  • Prenons le cas de Lesley. Elle dirige une entreprise de design de sites pour des petits clients et des organisations à but non lucratif aux États-Unis. L’activité se porte plutôt bien avec près de 10 salariés et près de 100 clients fidèles. L’originalité ? Lesley vit et travaille de France tout en se rendant aux États-Unis quand cela est nécessaire. Elle a pu ainsi suivre son mari en reconversion professionnelle tout en découvrant l’Europe, le choix de la famille. Elle s’occupe, avec son conjoint, de leurs deux filles une partie de la journée, tout en développant son activité dans la journée et surtout le soir.

  • Second exemple, celui des copy editors, ces personnes qui maîtrisent parfaitement une langue – le plus souvent l’anglais – et reprennent les textes des chercheurs, journalistes, etc. avant publication. Le mien était basé en Grèce. Il organisait son temps quotidien en fonction de ses envies du jour du moment que le travail à rendre était transmis dans les délais impartis.

  • Dernier cas, l’argument avancé par Uber : le chauffeur détermine lui-même ses horaires de travail sur la plate forme et choisit son lieu d’intervention.

Telle est, selon moi, la bonne illustration de l’entrepreneuriat lifestyle (je n’ai pas trouvé d’équivalent en français sans faire une longue périphrase) : le créateur de l’entreprise adapte son activité professionnelle à la vie qu’il souhaite mener (et non l’inverse). Cette organisation implique un choix de localisation géographique (souvent de la maison), mais aussi du temps de travail (loin du 9h – 18h hors week-end et jours fériés).

Le lifestyle entrepreneurship et les évolutions du rapport au travail

Aussi moderne paraisse le concept, le lifestyle entrepreneurship n’est pas une pratique neuve. Ce qui est novateur, c’est que la pratique, autrefois cantonnée à certains métiers (moniteur de ski, spécialistes médicaux), à certains types de personne (le consultant épris de liberté et d’évasion, le couple qui « plaque » tout et crée une activité de chambres d’hôtes dans un lieu plus ou moins paradisiaque), elle tend à se diffuser et véhicule un nouveau rapport au travail qui repose, selon moi, sur trois constats :

  • Le travail rémunéré n’est pas perçu comme une contrainte, mais a un sens pour l’entrepreneur. On n’est pas dans la démarche « je fais un minimum de travail et ma vraie vie est ailleurs ». L’entrepreneur se réalise dans cette activité. Elle fait sens pour lui même si la nature du sens reste spécifique à chacun. Il peut s’agir d’un travail pour lequel on a de l’expérience et dont la pratique ou le produit commercialisé suscite un intérêt. Il peut aussi s’agir d’un travail qui renvoie à l’exercice d’une passion que l’on souhaite transmettre ou partager – le cas du ski-. Dans certains cas que je rencontre, le métier exercé crée un véritable sens : Lesley estime que son objectif est d’aider la société, d’où le choix de ses clients.

  • Ce travail rémunéré est combiné, et subordonné, à d’autres travaux qui, cumulés constituent l’identité de l’individu. Le travail exercé n’est pas l’unique moyen de réalisation de soi, comme cela a souvent été caricaturé dans les années 80 : le Golden Boy d’aujourd’hui ne vit plus pour son travail, mais pour la conciliation entre ce travail rémunéré et un autre type de travail (la pratique d’un art, d’un sport ou le travail domestique). Signe de l’entrelacement des travaux, le lieu même de leur exercice est le domicile.

  • La posture du lifestyle entrepreneur est très auto-centrée. Si le cas de Lesley n’est pas exceptionnel, il est loin d’être majoritaire : le lifestyle entrepreneur crée peu d’emplois. On est parfois dans une démarche aux antipodes de l’entrepreneuriat social, dont le but est de contribuer à améliorer un pan de la société ou même d’une démarche type « Réseau Entreprendre » qui repose sur l’adéquation entre succès économique et partage de la valeur créée par des créations d’emplois.

On vit avant tout pour soi et ses proches. Il s’agit surtout de s’assurer les revenus nécessaires en ôtant le superflu, donc les contraintes des embauches, de la gestion des contrats afférents. Le lifestyle entrepreneur privilégie les partenariats de courts ou moyens termes avec d’autres indépendants plutôt que le contrat salarial.

Entre tous les autres, ce constat me semble le plus notable : il témoigne à la fois d’une méfiance envers le monde salarié, mais envers la société dans son ensemble, qui impose contrainte de temps et d’espace, voir même absence de réalisation de soi et contrats de travail précaire. Il témoigne d’un nouveau vivre ensemble dans une démarche hyper individualiste, dans laquelle l’individu – entrepreneur réfléchit sans cesse à ses compétences, au métier qu’il peut proposer et avance, chemin faisant, pour son bien être et celui de son entourage.

Le rejet d’un capitalisme stagnant et incertain

Présentée comme telle, cette pratique est à la fois idyllique (l’individu fait ce qu’il veut et est « enfin » libéré de la contrainte du travail pour vivre) et potentiellement condamnable sur un plan moral pour certains (on s’inscrit dans une démarche individualiste). Les exemples cités sont autant de success story ne peuvent cacher mon dernier constat.

En effet, le lifestyle entrepreneurship peut s’avérer être un véritable cauchemar … si les clients ne sont pas au rendez-vous, l’activité rémunérée n’existe pas ; si les revenus générés ne permettent pas de vivre, et encore moins de s’offrir une protection sociale minimale ; si les activités secondaires n’existent pas car l’individu s’épuise au travail…

Ces cas représentent plus de 50 % des entretiens que je réalise avec ces entrepreneurs… La plupart du temps, ces situations sont dues à un retournement non anticipé de la conjoncture économique ou à un mauvais modèle économique, parfois à un individu intelligent, mais mal armé pour agir seul, même en réseau…

« L’entrepreneuriat lifestyle » est le symptôme d’un mode de pensée où tout repose sur l’individu et à sa capacité à se réaliser seul, éventuellement avec des aides ponctuelles ou du réseau. Pour autant, il reste de l’entrepreneuriat, qui repose sur une démarche de construction d’activité en rajoutant deux enjeux : les changements d’unités de temps et de lieu. Sa bonne réalisation implique donc, comme toute démarche entrepreneuriale, un apprentissage, donc un accompagnement.

Pour autant, elle exprime la volonté de ceux qui s’y engagent de se désengager d’une entreprise qu’ils perçoivent comme trop contraignante en termes de missions à réaliser, mais aussi en termes de modalités de travail. Si tous les cerveaux de la société décident de ne plus adhérer à la logique de ce que certains chercheurs nomment la « contrainte souple », les responsables d’entreprises aux structures traditionnelles vont devoir envisager un renouvellement de leurs pratiques pour les retenir.

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