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L’individu est la mesure de toute chose publique

François de Rugy seul au monde. Charles Platiau/Reuters

Par-delà la diversité des sujets d’actualité politique, on peut repérer une convergence dans le décalage entre les instances décisionnaires et les citoyens. Ce qui est parfois repéré comme un « fossé » est surtout le produit d’une mutation des citoyens et d’une certaine fixité des institutions politiques. C’est parce qu’ils ne voient plus le monde comme le voyaient leurs ancêtres que le monde politique s’éloigne d’eux.

Nos contemporains perçoivent le monde depuis une échelle individuelle. Bien sûr, ils comprennent les enjeux collectifs, mais leur appréhension du monde passe par le niveau individuel et les valeurs qui le caractérisent. C’est qu’ils sont le produit d’un long processus d’individualisation qui conduit notre société à penser ses membres et à les construire comme des individus.

Cette mutation a connu une phase d’accélération à partir des années 1960, alors même que la plupart des institutions politiques avaient déjà vu le jour. Penser la société et la politique aujourd’hui nécessite de prendre en compte cette évolution. Et on peut le voir à travers certains sujets qui animent cette rentrée.

Ambition personnelle

Quand un François de Rugy quitte EELV, son acte qui est désigné par ses adversaires comme une ambition personnelle (ce qui n’est peut-être pas faux) traduit la place essentielle de la valeur d’autonomie de chacun. La conviction personnelle ne doit pas disparaître dans le parti. Surtout quand cette conviction renvoie à une forme d’« éthique de responsabilité » selon laquelle le mieux peut être l’ennemi du pire…

Depuis la présidentielle de 2012 et la mise à l’écart de Nicolas Hulot, les militants Europe Écologie les Verts (EELV) ont eu tendance à faire prévaloir les idées sur les conditions de leur mise en œuvre. Ils ont, bien sûr, été durement malmenés par le PS, mais cela ne suffit pas pour convaincre les sympathisants de devoir renoncer à ce devoir de responsabilité dont les individus contemporains font preuve dans leur vie personnelle.

Regardons, par exemple, le repli du diesel dans le choix du type de motorisation… Après avoir adhéré aux arguments vantant le diesel comme moins polluant que l’essence, les citoyens ont fini par prendre acte de la pollution aux particules fines qui avait été minimisée au prétexte de l’existence du filtre à particules. Et ils ont revu leur jugement sur le caractère économiquement avantageux de ce choix. Pas étonnant, dès lors, que les sympathisants puissent s’agacer de l’incapacité du parti à sortir des imprécations pour s’inscrire dans des politiques et plus seulement des discours.

Quand des migrants se pressent aux portes de l’Europe, la mobilisation des politiques et des citoyens tarde à venir. C’est que nous sommes aux prises avec deux situations. L’ancien accord sur des valeurs universelles n’est plus en vigueur. Autrement dit : la fraternité établie comme principe supérieur n’est plus. Aujourd’hui, la fraternité est celle qui se dégage de la relation affective ou de la proximité immédiate .

D’ailleurs, nos contemporains sont capables de solidarité quand ils sont au plus près de la douleur ou de l’expérience des migrants. Il suffit de constater l’implication des citoyens bénévoles à Calais. Ce qu’on appelle l’« humanité » n’est pas donné au nom d’une transcendance (fût-elle républicaine !), elle est activée par l’expérience de sa nécessité.

Les Le Pen, une famille d’aujourd’hui

Pour assurer la transmission de valeurs civiques, il est vain d’essayer de les inculquer abstraitement, y compris dans des cours d’éducation morale et civique. Elles doivent prendre place dans le déroulement ordinaire de l’existence (par exemple à l’école ou au collège) et par l’exemplarité de ceux qui forment des figures de référence de notre société – qu’ils soient personnels politiques, médiatiques, fonctionnaires ou parents.

D’ailleurs, les contre-exemples font parfois la une par la tension qu’ils incarnent avec des valeurs collectives qui cherchent à s’affirmer (Balkany, DSK, etc.). Quand Jean-Marie Le Pen résiste à son élimination politique par sa fille, le feuilleton suscite un intérêt dans la population au-delà des sympathisants du FN. Par delà la dimension politique, il met en scène les tensions familiales que tout un chacun peut rencontrer.

Le lien familial n’est pas acquis, mais résulte d’une relation d’équilibre. La fille ne saurait se soumettre par principe à l’autorité de son père, et celui-ci aurait tort de compter dessus. L’autonomie personnelle est aussi celle que les enfants peuvent légitimement revendiquer (surtout devenus pleinement adultes).

En 2014, à l’époque de l'entente filiale. Joël Saget/AFP

Le lien parent-enfant est sans doute plus solide que le lien amical, mais il n’est pas indissoluble. La logique « affinitaire » s’est introduite dans le cœur même de la famille et non plus seulement du couple.

Bref, l’actualité est faite et surtout reçue par des citoyens qui sont désormais des individus jaloux de leur autonomie personnelle et qui n’acceptent pas le jugement que les autres peuvent porter sur eux. Les médias cherchent à s’adapter à cette mutation en mettant en scène les sujets en partant de la population elle-même (comme l’émission « Un jour en France » de Bruno Duvic sur France-Inter) ou en se rapprochant physiquement des téléspectateurs, comme on l’observe de plus en plus dans les journaux télévisés.

Mais globalement, les institutions peinent à se reformuler pour satisfaire cette demande d’une prise en compte plus personnelle et proche du point de vue des citoyens. Et, quand c’est le cas, c’est le produit d’initiatives locales pas toujours mises en avant ou en valeur par les hiérarchies. Il est temps de penser le monde avec ce constat fondateur de l’individualisation de notre société.

En attendant, les citoyens construisent des liens horizontaux sur internet ou entre voisins, ils prennent soin de la collectivité sans s’oublier eux-mêmes. Et quand la réalité les insatisfaits, ils se tournent vers la fiction pour voir le monde à hauteur d’homme avec la caméra sur l’épaule comme dans certains films.

Et alors même que le numérique met à mal la diffusion papier de l’information, on apprend en cette rentrée littéraire que le marché du livre enregistre une tendance annuelle à la hausse de 2,3 %. La littérature nous donne à voir le monde à la première personne, que ce soit sur écran ou sur papier, elle restera longtemps une échappatoire.

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