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L’intégrité du corps dans l’Antiquité romaine : du handicap à l’atteinte physique

Mosaïque d'Antioche montrant diverses protection contre le mauvais œil. On y voit un nain ithyphallique accompagné de l’inscription KAI CY destinée à renvoyer les pensées. négatives vers celui qui les lance. Wikipedia

En France, la loi de 2005 pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées définit, dans son article L114, le handicap comme « toute limitation d’activité ou restriction de participation à la vie en société subie dans son environnement par une personne en raison d’une altération substantielle, durable ou définitive d’une ou plusieurs fonctions physiques, sensorielles, mentales, cognitives ou psychiques, d’un polyhandicap ou d’un trouble de santé invalidant » (source : Légifrance).

Cette définition englobante qui associe le handicap à une catégorie sociale d’individus née du partage d’une caractéristique commune, dont les manifestations peuvent cependant être extrêmement variées, apparaît, à première vue, comme pouvant faire considérer cette notion comme un invariant.

Un terme récent

Pourtant, les débats réguliers qui secouent les acteurs sociaux, les milieux associatifs et médicaux quant à sa définition, en témoigne celle évolutive de l’OMS, ainsi que l’origine plutôt récente du terme, semblent contredire l’impression initiale. En effet, le mot handicap n’a, d’abord, rien à voir avec un problème d’ordre physique ou mental. Il dérive vraisemblablement du nom d’un jeu anglo-saxon du XVIIe siècle, « hand in cap », « la main dans le chapeau », qui consistait à mettre des objets dans une coiffe et à opérer une sorte de troc sous la surveillance d’un arbitre chargé d’en déterminer la valeur.

Par la suite, l’expression s’est contractée afin de qualifier le fait d’égaliser les chances des concurrents dans les compétitions sportives (d’abord hippiques, puis dans des domaines plus larges), en imposant un désavantage aux meilleurs, par exemple porter plus de poids ou courir sur une distance plus longue. Ce n’est qu’au début du XXe siècle qu’il acquiert une acception figurée de gêne, d’entrave ; et à partir des années 1940/50, qu’il prend le sens qu’on lui connaît aujourd’hui. Enfin, c’est dans les années 1970 qu’il remplace systématiquement tous les termes usités auparavant (infirme, invalide, etc.).

Une question de contexte

La vision contemporaine qui conduit à l’identification du handicap comme révélateur d’un groupe social spécifique n’est pas celle des Anciens qui n’opéraient pas de distinction entre « handicapés » et « valides ». Aujourd’hui, être « valide » serait la norme attendue et espérée ; il ne peut en être rigoureusement de même dans des sociétés où les conditions d’hygiène étaient précaires, le labeur des plus humbles intense, et qui ignoraient tous les préceptes et les outils (vaccins, antibiotiques…) de la médecine moderne.

Ces dernières années, un certain nombre d’auteurs (H. C. Covey, R. Garland notamment) ont fait la démonstration de la contingence de la définition donnée à la notion de handicap en fonction de la société considérée, mais aussi du contexte. Cela ne veut pas dire que les Romains ignoraient les problèmes du corps et ne leur associaient pas des perceptions et des représentations particulières, simplement celles-ci différaient des nôtres et chaque situation était unique selon le statut social, l’âge, le sexe, mais aussi le lieu de résidence des personnes atteintes. L’époque entre aussi en jeu, les considérations n’étant pas les mêmes sous la République (509-27 avant notre ère) ou à l’époque impériale (à partir de 27 avant notre ère).

À partir du IVe siècle, la prééminence du christianisme amorce également des changements progressifs dans les mentalités et le regard porté sur les atteintes au corps. Ce qui pourrait être, aujourd’hui, qualifié de handicap n’était pas, chez les Anciens, nécessairement automatiquement associé à quelque chose relevant du domaine médical, de l’entrave à l’activité ou un vecteur d’exclusion ou de dépendance économique. Chacun participait à la vie de la communauté en fonction de ses possibilités. Parfois même, la difformité, ou la caractéristique physique remarquable, pouvait s’avérer qualifiante. Certains individus, libres ou esclaves, étaient recrutés comme amuseurs des banquets en raison de leur apparence (bossus, nains…).

Cependant, il ne faut pas s’y tromper, si les troubles physiques ou psychiques ne sont pas forcément la cause d’une mise à l’écart radicale de la vie communautaire, on ne peut pas non plus parler d’intégration, au sens d’attention au bien-être de chacun, de dispenses possibles en fonction de son état. Il n’est question de rien de tout cela, les personnes en situation de handicap n’étaient pas identifiées comme telles et n’étaient pas mises au ban de la société sous ce prétexte, mais des rejets ponctuels et des moqueries virulentes pouvaient les frapper, cependant le corps n’était ici qu’un médian parmi d’autres et bien d’autres caractéristiques poussaient aux mêmes comportements ; elles ne bénéficiaient pas non plus d’aménagements spécifiques eu égard à leur condition.

Elles devaient contribuer, en fonction de leurs capacités, à la vie de la communauté (notamment laborieuse) au même titre que le reste de celle-ci.

Pour reprendre l’expression de Robert Garland, le handicap réside en fait dans « l’œil du spectateur » et si le vocabulaire contemporain renvoie essentiellement à un critère fonctionnel (handicap, défaillance, infirmité, déficience), ce n’est pas le seul retenu par le Romain.

Les conséquences sociales

À Rome, il n’est pas uniquement question de l’aptitude ou non à exécuter tel ou tel geste, des considérations esthétiques et symboliques entrent également en jeu.

L’essentiel n’est pas tant le défaut physique dont il est question que les conséquences sociales qu’il peut engendrer. Des caractéristiques qui, si elles peuvent constituer ponctuellement une gêne, n’ont rien d’une entrave à l’activité ou à l’interaction sociale (cicatrices, taches de rousseur, de naissance…) ont pu susciter des réactions d’aversion prononcée ou être associées au mauvais présage.

La symbolique n’est pas à mettre de côté. Les déviances du corps par rapport à la norme n’ont pas, de manière générale, inspiré de réaction superstitieuse, mais certaines caractéristiques particulières ont, parfois, provoqué une peur relevant de la croyance religieuse ou magique, sans pour autant que ces situations soient pérennes dans le temps. Ainsi, les hermaphrodites qui sont rituellement éliminés comme des prodiges effrayants témoins de la colère des dieux aux trois derniers siècles avant notre ère, puis considérés, d’après Pline l’Ancien, comme des objets de plaisir sous le principat.

La notion de handicap n’est donc pas véritablement opérante pour l’Antiquité romaine, ce dont le lexique atteste, car en latin les termes qui s’y rapportent sont très génériques et peuvent aussi bien qualifier la déficience, la faiblesse ou encore la laideur ; aucun mot, ou presque, ne s’appliquant spécifiquement aux défaillances corporelles. On ne peut parler de « handicapés », de « personnes en situation de handicap » car ce type de classification n’existe pas aux yeux des Romains.

Le sourd, l’aveugle ou celui qui a perdu l’usage de ses jambes ne partagent pas une caractéristique commune permettant de les ranger dans une même catégorie sociale. Il est impossible de circonscrire un traitement et une considération uniformes adoptés envers ces individus. Chaque cas est unique et la réaction suscitée l’est tout autant.

Cela contribue à remettre en question un lieu commun repris d’une historiographie datée consistant à considérer que les sociétés anciennes avaient systématiquement rejeté les infirmes, ce qui est tout à fait fondamental car, d’après M. L. Rose, ces vues biaisées du monde antique ont contribué à justifier certaines attitudes contemporaines de discrimination envers ces personnes, dans la mesure où celles-ci ont, en apparence, un précédent historique.

Les sources normatives sont ici tout à fait éclairantes. Les compilations juridiques de la fin de l’Antiquité ne les ont pas ignorées et de nombreuses lois les concernent. Cependant, il est frappant de remarquer qu’elles n’y font jamais référence sous une appellation globale, les prescriptions émises, pour « les sourds », « les muets », « les aveugles », etc., montrent l’invalidité de l’emploi du terme handicap pour Rome. Ainsi, il semble qu’il faille abandonner ce champ trop réducteur pour qualifier les réalités du temps au profit de l’expression d’atteinte physique plus pertinente dans l’étude des perceptions romaines.


Caroline Husquin est l’autrice de « L’intégrité du corps en question, Perceptions et représentations de l’atteinte physique dans la Rome antique » paru aux éditions PUR en février 2020.

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