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Loi travail : précarité de l’emploi et précarité de l’entreprise

Manifestation contre la loi travail le 24 mars. Pascalvan/Flickr, CC BY

Comment expliquer la mobilisation que continue de susciter la loi El Khomri en dépit des aménagements qu’elle a déjà subis ? C’est qu’en fait, cette loi remet en cause la logique même du droit du travail, en révélant un véritable agenda politique. Le problème n’est donc plus celui de son aménagement par des versions successives nuançant la portée de certains alinéas. Il correspond au diagnostic sur lequel repose cet agenda.

L’agenda politique de la loi travail

La loi travail entend « refonder un droit du travail hérité de l’ère industrielle » pour faire face aux mutations sociales majeures que constitueraient la globalisation et la numérisation conduisant à une « société de services ». Son objectif serait de faciliter l’adaptation des entreprises à un environnement incertain, par une « sécurisation » individuelle de salariés appelés à changer d’emploi tout au long de leur vie. A ce titre, cette loi est vue par certains économistes comme la réponse à une montée de la précarité qui touche plus spécifiquement les jeunes, bloqués dans leur accès à un emploi en CDI par des salariés plus âgés et plus stables. Cela tiendrait, pour ces économistes, à ce que la loi permettrait un partage de l’instabilité en limitant les risques judiciaires du licenciement ce qui rapprocherait finalement le CDI des formes de contrats précaires.

Mais, il est troublant de lire sous la plume des promoteurs du « contrat unique » que « 90 % du stock d’emploi total est en CDI ». Cette assertion n’est pas très éloignée des chiffres de l’INSEE, avec une stabilité de la part du CDI dans l’emploi total de 1984 à 2014 autour de 76,5 %. Un tel constat fait apparaître la radicalité d’une loi visant à accroître la mobilité des salariés par un allègement des procédures de licenciements compensé par une « sécurisation » individuelle du salarié.

On le voit, le « nouveau modèle social » visé par la loi bouleverserait considérablement la vie de la plupart des actifs. Il ne répondrait pas pour autant aux angoisses des salariés à l’égard de l’avenir de leur emploi et de leur entreprise. En effet, la stabilité relative de l’emploi – que traduit l’importance du CDI dans la population active – est soumise à la menace de restructurations permanentes qui altèrent les conditions de travail, quand elles ne se traduisent pas par des suppressions d’emplois. Or, en visant à accompagner la mobilité des salariés, la loi El Khomri contribue à creuser l’écart entre les entreprises et leur personnel réduit à une variable d’ajustement. Elle ramène le travail aux interventions ponctuelles de salariés, d’un emploi l’autre, en ne voyant dans l’entreprise qu’un centre de profits immédiats.

La précarité va donc plus loin que l’existence d’une part importante de la population active sous contrats précaires, elle correspond à la menace pesant sur l’ensemble des emplois dans une économie financiarisée. Dans cette situation, l’enjeu n’est pas d’ajouter de la précarité à la précarité des salariés, mais de reformuler l’horizon du travail pour affronter la précarité de l’entreprise soumise à la finance, en sécurisant les collectivités de travail par des capacités renforcées d’expression et de participation des salariés.

La loi El Khomri repose sur un diagnostic erroné

Le projet de loi travail vise à renforcer la capacité d’« adaptation des entreprises » aux incertitudes contemporaines. Les leviers sont la sécurisation juridique des licenciements par un plafonnement des indemnités prud’homales et la prérogative accordée aux accords d’entreprise en matière de durée du travail, voire de baisse des salaires.

En limitant les garanties entourant la rupture des CDI, ce projet permettrait de rapprocher celui-ci du CDD et de l’intérim en tentant de surmonter les craintes des employeurs en matière d’embauche. Ainsi, pour restaurer la confiance des employeurs, il représenterait le complément à un ensemble d’aides publiques aux entreprises sur lequel on ne dispose à ce jour d’aucune donnée fiable, les estimations allant de 110 milliards d’euros selon un rapport officiel de 2013 à 250 milliards pour la CGT.

La résistance que ce projet de loi rencontre dans l’opinion publique traduit la place que le travail, sous la forme de l’emploi stable, occupe dans la vie de nos concitoyens. En effet, on constate à travers les données de l’enquête-emploi de l’INSEE de 2012 que l’emploi en CDI est la norme pour plus de 70 % des actifs entre 28 et 55 ans (en intégrant les chômeurs). Le chômage et les contrats précaires (intérims, CDD et emplois aidés) concernent en priorité les jeunes, mais en laissant progressivement la place au CDI entre 18 et 28 ans. Enfin, la décroissance de l’emploi en CDI pour les salariés en fin de carrière s’accompagne d’un retrait de l’activité, d’une montée de l’emploi indépendant et du chômage dans les classes d’âge de 55 à 67 ans. De plus, cette situation s’accompagne d’un accroissement de l’ancienneté dans l’emploi avec l’âge jusque vers la cinquantaine.

La précarité prend donc des formes différentes pour les salariés, notamment en fonction de l’âge. Les plus jeunes alternent entre contrats précaires et chômage dans l’attente d’un emploi stable en CDI. Cela explique leur mobilisation actuelle face à un projet de loi qui remet en cause les garanties du CDI et par-là même leur projet de vie. Les salariés entre 28 et 55 ans aspirent à une carrière dans un emploi stable, en vivant sous la crainte du licenciement qui les privera d’un CDI obtenu de haute lutte. La perte de l’emploi en CDI, notamment pour les salariés de plus de 55 ans représente alors un drame social et personnel difficilement surmontable.

Aux sources du Code du travail : un projet de société

Les attentes de nos concitoyens à l’égard du travail se fondent donc en grande partie sur le droit du travail et plus spécifiquement sur le contrat de travail à durée indéterminée. Il est tentant d’y voir une sorte de méconnaissance des transformations du monde, face à la concurrence de pays émergents impliquant un ajustement à la baisse des conditions de travail, en termes d’intensité du travail, d’emploi et de rémunération.

Le culte de la création d’entreprise, que ce soit sous la figure de l’« auto-entrepreneur », ou, plus généralement, par l’injonction à devenir entrepreneur de soi-même, contribue encore à discréditer l’attente d’un emploi stable. Cependant, l’existence d’une forme de stabilité de l’emploi est moins irrationnelle qu’il n’y paraît. Cela tient à ce que le CDI ne se réduit pas à une forme de propriété individuelle sur l’emploi. En effet, le contrat de travail n’est pas qu’un contrat individuel liant un salarié à un employeur. Il fait entrer le salarié dans la collectivité de ceux qui étant liés à un même employeur, ou à des entreprises en relation de sous-traitance, contribuent à la réalisation d’un produit ou d’un service.

Nous retrouvons ici l’ambition initiale d’un code du travail visant, dans les propos de son promoteur, Arthur Groussier, à organiser l’activité de ceux qui par leur travail concourent à « la production, l’extraction, le façonnage, la transformation, le transport, l’emmagasinement ou la vente de matières et de produits ». En 1898, l’enjeu est de sortir d’une organisation productive reposant sur le marchandage, c’est-à-dire la réalisation d’un ouvrage, d’une pièce, commandé par un négociant ou un directeur d’établissement. Au XIXe siècle, le marchandage est partout .

C’est la condition des couturières à domicile livrées au bon vouloir des intermédiaires leur adressant les commandes des grands magasins. On le retrouve dans les mines, comme le montre superbement Germinal, ou dans les usines où les ouvriers s’entourent d’aides qu’ils recrutent. Il est défendu par des économistes libéraux qui y voient tout autant une forme de sélection optimale de la main-d’œuvre, qu’un levier de promotion sociale pour accéder à la situation enviable de rentier. La réalité économique de cette époque permet d’approcher ce que serait une société d’entrepreneurs dominée par une sous-traitance généralisée.

Or, avec le Code du travail adopté finalement en 1910, c’est une tout autre réalité qui se dessine. Il s’agit ici de surmonter la barrière entre travail intellectuel et travail manuel, pour permettre la coopération entre ouvriers, techniciens et ingénieurs. Au-delà de la caricature qu’en ont donnée le taylorisme et le fordisme, l’enjeu est de réaliser des produits innovants avec l’émergence de branches telles que l’automobile, l’aéronautique ou la construction électrique.

Cette ambition demeure aujourd’hui pour une économie plus soumise que jamais à l’impératif de l’innovation. L’existence de coopérations durables entre les salariés d’une entreprise ou d’un ensemble d’entreprises demeure la condition pour répondre aux enjeux de la transition énergétique ou de l’explosion des données à transmettre dans les réseaux Internet. A contrario, le mythe d’une entreprise sans usine rêvée par le PDG d’Alcatel au début des années 2000 a conduit au désastre d’une entreprise d’ingénieurs dont les avancées technologiques ne peuvent pas franchir l’étape de l’industrialisation.

La crise de l’entreprise

Ce constat permet de saisir la rationalité d’un emploi stable dans une économie ouverte où l’innovation permanente s’impose. La mobilité professionnelle s’entend ici comme la progression dans une carrière, qui accompagne une dynamique de spécialisation dans le travail accompli. Mais elle se heurte à un phénomène majeur, la crise de l’entreprise. Le chômage, la précarité, mais aussi la dégradation des conditions de travail apparaissent ici comme le résultat d’un poids croissant de la finance sur les entreprises. Les entreprises se trouvent réduites à des centres de profit, visant à répondre aux attentes des actionnaires. Cela conduit à l’émiettement, à la délocalisation, voire à la disparition des activités productives, par un recentrage permanent des entreprises sur leur « cœur de métier » et l’externalisation des activités jugées périphériques. La multiplication des PME et des TPE traduit moins un dynamisme de l’emploi, qu’une forme de décomposition de l’entreprise intégrée.

Face à cette situation, l’attachement des salariés à leur entreprise est malmené par un mouvement de restructuration permanente. La réduction du travail à un coût se traduit alors par une montée de la souffrance au travail, des risques psychosociaux liés à une obsession de la performance en termes de chiffre d’affaires. Mais, a contrario, les licenciements collectifs montre la force que conserve cet engagement des salariés dans leur travail. Les mobilisations collectives suscitées par les suppressions d’emplois ne correspondent pas simplement à la recherche d’une transition individuelle vers d’autres activités professionnelles. Elles visent également à peser sur l’avenir collectif de l’entreprise.

L’enjeu est moins celui d’une « sécurisation individuelle », que celui d’une sécurité des coopérations qui font le travail. Il se traduit fréquemment, pour les salariés et leurs représentants, par une recherche du périmètre de l’entreprise, c’est-à-dire de l’ensemble de ceux qui participent à la réalisation d’un même produit, pour contribuer aux choix collectifs qui se jouent dans ces restructurations.

Face à cette situation, on peut raisonnablement penser que le droit du travail est un levier important à travers ces comités d’entreprise que les lois Auroux ont revalorisés et qui ont pris une dimension européenne grâce à la directive de 1994. Certes, depuis 2008, la capacité d’intervention de ces comités d’entreprise a été atteinte avec près de 1,7 million de ruptures conventionnelles négociées individuellement par les salariés et leur employeur. Elle a été bouleversée par l’accord et la loi de 2013 redéfinissant la procédure de licenciement, en conférant aux directions d’entreprise un pouvoir nouveau dans leur aménagement. Mais, l’expérience des débats au sein des comités d’entreprise montre l’importance d’une réflexion collective sur les crises et les réorganisations touchant l’ensemble des salariés, notamment pour éviter des décisions trop rapides et fréquemment dommageables pour les entreprises elles-mêmes.

Dans cette perspective, la négociation d’entreprise qu’entend promouvoir le projet El Khomri implique au préalable de définir l’entreprise, en revenant à l’expression des salariés que portent les comités d’entreprise. Le modèle allemand de codétermination dans lequel les conseils d’entreprise ont des pouvoirs importants pour discuter des choix de celle-ci, notamment en matière d’emplois, pourrait être une source d’inspiration. Un tel modèle a ainsi contribué à éviter l’hémorragie d’emplois que la France a connue au lendemain de la crise de 2008 et explique en grande partie le maintien d’une base industrielle solide.

Refonder l’entreprise à partir du travail

Il faut espérer que la contestation de la loi El Khomri permettra de renouveler en profondeur le débat sur le travail en France. On pourrait attendre ainsi que la sécurisation individuelle des parcours professionnels cède la place à une véritable sécurité sociale industrielle visant à développer les capacités collectives d’innovation que requiert l’urgence climatique, ou la montée de la dépendance liée au vieillissement de la population. En effet, le problème n’est pas de renforcer la négociation d’entreprise au détriment de la loi, il est d’élaborer les conditions légales d’une refondation de l’entreprise en intégrant l’expression de ses salariés. Dans cette démarche, il reste à imaginer des outils nouveaux qui, prolongeant l’action renforcée des comités d’entreprise, permettraient d’envisager la définition de collectivités de travail cohérentes en regard de leurs activités productives. Ce serait l’occasion de revoir les multiples formes prises par une sous-traitance qui marque moins la victoire de l’esprit d’entreprise, que le retour au marchandage du XIXe siècle.

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