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« L'omnishoring » dans la mode plus efficace que la relocatisation en termes d'innovation

Reshore, offshore, multishore ? Author provided

Après avoir été un modèle d’offshoring/délocalisation, l’industrie de la mode s’oriente vers le omnishoring, plutôt que vers le reshoring/relocalisation, pour garantir sa capacité d’innovation.

Délocalisation et relocalisation dans le secteur de la mode

Après une importante vague d’offshoring (ou délocalisation, c’est-à-dire fabrication en dehors du pays d’origine, souvent dans des pays lointains offrant de faibles coûts de production, comme la Chine), le modèle semble avoir atteint ses limites, notamment dans le secteur de la mode : coûts cachés en matière de logistique, de qualité et de coordination, contrefaçon, impact négatif sur l’environnement, mauvaises conditions de travail et accélération de l’évolution des tendances.

La mode est un cas particulièrement intéressant à cet égard. En effet, c’est à la fois un secteur qui a beaucoup délocalisé en raison de l’abondante main-d’œuvre requise (notamment pour la partie couture qui n’a pas été automatisée) et un secteur dans lequel subsistent des pôles industriels (Prato en Italie et centres textiles à Londres, New York et Paris).

Une étude du Boston Consulting Group souligne une réduction de l’écart entre les coûts de main-d’œuvre en Chine et aux États-Unis du fait d’une hausse de ces coûts en Chine et de l’augmentation de la productivité aux États-Unis. Ce phénomène suggère une vague de reshoring (ou relocalisation, autrement dit retour de la fabrication aux États-Unis après sa délocalisation) dans de nombreux secteurs. La relocalisation est également devenue un concept en vogue en Europe et les avantages de la fabrication pour les pays européens sont largement mis en avant.

La délocalisation semble poser des problèmes s’agissant de la capacité d’innovation des entreprises. Des chercheurs du MIT (Pisano et Shih, 2012) proposent un cadre pour classer les secteurs selon leur type d’innovation (innovation purement attachée aux produits, innovation purement attachée aux processus, innovation intégrée aux processus et innovation fondée sur les processus). La mode est considérée comme un secteur où l’innovation est intégrée aux processus, ce qui signifie que création et fabrication doivent se faire au même endroit afin que les entreprises maintiennent leur capacité d’innovation. Par conséquent, Pisano et Shih recommandent d’implanter les deux activités dans le pays d’origine. L’innovation est présentée comme un argument supplémentaire en faveur de la relocalisation.

La numérisation, l’automatisation et les technologies et tendances liées à l’industrie 4.0 sont également décrites comme des phénomènes modifiant le paysage de la fabrication dans la mode, avec un mouvement vers des sites de production plus proches.

Une réalité plus complexe : l’omnishoring

Une analyse approfondie de 20 entreprises européennes du secteur de la mode (réalisée par Céline Abecassis-Moedas et Valérie Moatti dans le cadre de la Chaire ESCP Europe – Lectra « Mode et Technologie ») esquisse une situation plus complexe.

Tout d’abord, il apparaît que les entreprises européennes perçoivent différemment les pays auprès desquels elles se fournissent selon qu’ils sont lointains (Asie) ou proches (Europe, Turquie ou Afrique du Nord). Cette vision remplace la dichotomie habituelle entre approvisionnement local et approvisionnement distant. La fabrication dans le pays d’origine est quasiment inexistante.

Aucune des entreprises n’a ainsi relocalisé sa production depuis des pays lointains. En revanche, elles ont été quelques-unes à rapprocher la production en la déplaçant de sites éloignés vers des sites plus proches (nearshoring). De fait, pour la plupart, ces entreprises fabriquent plus de la moitié de leurs volumes dans des destinations proches.

En réalité, toutes les entreprises gèrent un portefeuille complexe combinant des sites d’approvisionnement proches et lointains, soit en affectant des produits différents à des sites différents (jeans en Turquie, par exemple), soit en répartissant des produits similaires sur des sites différents selon le cycle de vie des produits (sites proches pour les petites séries au début de la saison, puis sites lointains pour les gros volumes et sites proches à nouveau pour les réassortiments en fin de saison).

C’est ce que nous appelons l’« omnishoring », qui correspond à un ensemble de plusieurs stratégies d’approvisionnement (proches et lointains) sélectionnés en fonction des produits et de leur degré d’innovation.

Stratégies de coordination entre création et fabrication et stratégies de gestion de la distance

D’autre part, si la nécessité de coordonner création et fabrication lorsqu’elles ne sont pas colocalisées se confirme, les entreprises utilisent diverses stratégies au-delà de la colocalisation dans le pays d’origine.

  • Certaines entreprises ont développé une colocalisation inversée, dans le cadre de laquelle elles rapprochent la création de la production (plutôt que le contraire) : de grands acteurs de l’industrie de la mode en Europe ont ainsi déménagé (partiellement ou intégralement) leur service de création à Hong Kong ou en Chine.

  • Un autre mécanisme de coordination consiste à implanter le prototypage, phase précoce de la fabrication qui s’avère primordiale pour le processus d’innovation, non loin du lieu de la création, tandis que le reste de la fabrication peut s’opérer plus loin.

  • Certaines entreprises font fabriquer leurs produits dans des pays géographiquement éloignés, mais culturellement proches, qui parlent la même langue par exemple (en Thaïlande pour les entreprises britanniques par exemple).

  • D’autres procèdent à la fabrication dans des pays lointains, mais dans des usines internes ou via des partenariats solides, ce qui permet un plus grand contrôle et une meilleure coordination.

  • Enfin, la coordination peut passer par l’utilisation de technologies de fabrication et de communication (PLM, conception en 3D, etc.), le recours à des intermédiaires ou des déplacements réguliers et systématiques des designers dans les usines de production.

Notre analyse fait donc apparaître une approche plus subtile de la notion de distance (au-delà de sa dimension purement géographique) et, par là même, concernant la manière dont cette distance est gérée.

Quatre stratégies de gestion de la distance entre création et production se dégagent :

  • éliminer la distance grâce à la colocalisation ou à la colocalisation inversée,

  • fractionner la distance, en segmentant la fabrication avec le prototypage et le développement des produits d’un côté, et la production de gros volumes de l’autre,

  • limiter la distance géographique grâce à d’autres formes de proximité telles que la proximité culturelle ou institutionnelle (fabriquer dans ses propres usines dans des pays lointains, par exemple),

  • atténuer la distance en tirant parti des technologies.

Le terme « omnishoring » recouvre un éventail complexe de destinations d’approvisionnement (proches et lointaines) et de modèles institutionnels (usines internes ou sous-traitantes) qui permet aux entreprises de gérer différents produits, saisons, séries, etc.

Cette étude relative au secteur de la mode démontre qu’il existe différentes manières de gérer la nécessaire colocalisation de la création et de la fabrication.

Ces stratégies peuvent par ailleurs alimenter la réflexion d’autres secteurs désireux de procéder à la fabrication en dehors de leur pays d’origine sans pour autant compromettre l’innovation.

This article was originally published in English

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