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Les résultats des essais cliniques peuvent s’avérer contre-intuitifs. Shutterstock

L’urgence de la pandémie ne justifie pas de s’affranchir des règles en médecine

Cet article a été corédigé avec Juliette Ferry-Danini, docteure en philosophie de la médecine (Sorbonne Université).


Dans de nombreux pays de la planète, la pandémie de Covid-19 continue de tuer par milliers, et beaucoup vivent confinés pour donner du temps à la médecine. On a pu lire que cette situation d’urgence exclut les règles habituelles de la science médicale. La pandémie serait le lieu d’une opération de secourisme ou de combat, où il faut improviser et agir vite. Pourtant, un secouriste vous dira précisément l’inverse : c’est dans l’urgence qu’il faut se raccrocher aux protocoles pour éviter d’empirer la situation en paniquant.

Au-delà de cette comparaison, trois types d’arguments – scientifiques, éthiques et pragmatiques  –  permettent de rejeter l’idée qu’il faille, en médecine, s’affranchir des règles en situation d’urgence pandémique. Nous les rappelons ici.

Le rappel d’arguments scientifiques, éthiques et pragmatiques

Scientifiquement, un essai clinique vise à identifier un lien de cause à effet, généralement entre un traitement potentiel et une pathologie. Dans un essai observationnel, on observe des effets positifs ou négatifs dans un groupe de patients donné. Mais cela ne suffit pas à établir l’efficacité du traitement pour cette pathologie. Il faut encore montrer que l’effet ne résulte pas d’autres causes : système immunitaire, âge, sexe, alimentation des patients, etc.

Pour cela, on doit comparer l’effet obtenu dans le groupe test à celui observé dans un groupe contrôle sans différence notable. Pour y parvenir, une solution est de former les groupes en tirant leurs membres au hasard. Cela augmente la probabilité que la distribution de diverses caractéristiques de leurs membres (telles que le sexe, l’âge, le mode de vie, etc.) y soit identique. Cette probabilité est d’autant plus élevée que les groupes sont grands. De cette façon, si une différence est observée entre les deux groupes, elle peut plus certainement être attribuée au traitement qu’à un autre facteur. On qualifie cette approche de « randomisation » (de l’anglais « random », aléatoire). Ici un espace insécable  Ici un espace insécable Cette façon de procéder, qui s’appuie sur un groupe test et un groupe contrôle composés aléatoirement, est appelée essai clinique « contrôlé randomisé ». Elle accroît la confiance accordée aux résultats des essais cliniques, quels que soient le traitement, la pathologie (maladie infectieuse ou non) et les effets (positifs ou négatifs) considérés.

La motivation originelle pour les essais contrôlés et randomisés est donc claire et indépendante d’intérêts privés, par exemple pharmaceutiques. Cette méthodologie permet, même en situation d’urgence, d’obtenir des données fiables. Sans être l’unique source possible de données probantes, les essais contrôlés et randomisés sont particulièrement utiles lorsque les caractéristiques individuelles ont un impact très variable sur l’efficacité d’un traitement testé.

En médecine, il n’est pas aisé de distinguer les bouées des parpaings

On lit souvent que si une personne se noie sous nos yeux, il faut lui lancer une bouée, n’importe laquelle. Mais en médecine, sans essais cliniques, il n’est pas aisé de distinguer les bouées des parpaings.

L’intérêt des essais randomisés contrôlés est bien illustré par l’exemple des médicaments anti-arythmiques. Ces médicaments, mis au point dès les années 1970, visaient à diminuer le nombre des extrasystoles ventriculaires (une activation électrique anormale au niveau des ventricules entraînant un battement cardiaque supplémentaire) chez les individus s’étant remis d’un infarctus. Cependant, alors que cet effet positif était réel, les premiers essais randomisés contrôlés, réalisés à la fin des années 1980 pour évaluer leur efficacité, ont révélé que les patients du groupe test, recevant ces médicaments, décédaient bien davantage que ceux du groupe contrôle, qui n’en prenaient pas ! Leur prescription a donc été drastiquement limitée. De nombreux autres exemples de résultats contre-intuitifs révélés par les essais cliniques existent.

Est-il éthique de « ne pas donner le meilleur traitement possible » à tous les malades ?

Les essais contrôlés randomisés ont évidemment une portée limitée. Ils réduisent l’incertitude sans la supprimer, et peuvent être mal menés ; mais ces risques sont au moins aussi élevés en l’absence de groupe contrôle. Qu’en est-il de l’éthique, justement, en ce qui concerne le groupe contrôle ?

On a pu lire qu’il serait répréhensible et contraire au code de déontologie des médecins de ne pas donner le meilleur traitement possible à tous les malades, groupe contrôle inclus. Mais il faut avoir conscience que le groupe contrôle d’un essai randomisé n’est pas nécessairement, comme on le lit souvent, un groupe « placebo » de patients laissés sans soin.

Concernant la Covid-19, par exemple, les patients d’essais cliniques reçoivent les standards appropriés de soin (hospitalisation, réanimation…).

Les modalités des divers essais en cours varient : certains (Discovery, Coverage) incluent des groupes comparant plusieurs traitements ; d’autres recourent à des groupes placebos (Novartis). Cependant tous sont éthiquement justifiés dans le cadre, rappelons-le, d’une maladie au taux de rémission spontanée élevé, qui impose des effectifs importants, un contrôle strict, une randomisation rigoureuse.

Qui plus est, les essais cliniques s’adaptent en général à la situation présente : ils peuvent être modifiés ou arrêtés pour que les malades reçoivent un traitement se révélant soudainement très efficace. Il est faux et alarmant de clamer que la recherche médicale sacrifie des patients sur l’autel de la science.

C’est même l’inverse, car les essais cliniques permettent de s’assurer qu’un nouveau traitement n’empire pas l’état des patients et d’éviter une surmortalité. Ils respectent en cela un pilier de l’éthique médicale : la protection des patients et la non-malfaisance.

Attendre, c’est agir et c’est potentiellement protéger

Le deuxième point éthique à retenir est qu’en général, l’incertitude règne. On ne sait pas avant l’essai clinique si les patients du groupe de contrôle s’en sortiront moins bien ou mieux que ceux du groupe test – autrement dit,  si la bouée flotte ou coule à pic  – et ce,  d’autant moins que les effets secondaires d’un traitement varient selon la maladie concernée.

C’est ce que l’on nomme l’équipoise clinique. Outre l’exemple cité plus haut, nombreux sont les exemples historiques où les patients du groupe contrôle s’en sont « mieux » sortis que le groupe recevant le traitement.

Rappelons enfin qu’en l’absence de données qui la soutiennent, la conviction individuelle d’un scientifique concernant l’efficacité de son traitement n’est pas un indicateur fiable, ni scientifique ni éthique. Elle ne permet pas de sortir de l’incertitude, que l’on doit considérer d’un point de vue collectif. À l’idéal de Galilée ayant raison contre tous sur le mouvement de la Terre, on peut opposer l’éminent biologiste et statisticien Ronald Fisher, qui s’est toujours opposé à l’hypothèse que la consommation de tabac puisse favoriser le cancer bronchique.

Enfin, du point de vue pratique, on entend qu’il serait insensé de mener des essais longs et coûteux, notamment pour une maladie infectieuse aux victimes toujours croissantes. Les standards de preuve à exiger diffèrent en fait selon les situations. Un virus toujours mortel, ou un patient condamné, autorise pratiquement tout traitement envisageable. Dans le cas opposé d’une maladie légère et peu virulente, des essais minutieux seront nécessaires.

Et entre ces extrêmes ? Essayer tout traitement potentiel pour « tenter quelque chose » est une loterie : ses effets secondaires, toujours incertains, pourraient dominer son bénéfice. Ne pas donner un traitement insuffisamment testé (et attendre qu’il soit mieux compris) revient alors bien à faire quelque chose. Y préférer des essais rapides mais peu probants retardera la formation de consensus justifié et la prise de mesures plus solidement établies.

En cas d’incertitude profonde, lorsqu’on ignore même les probabilités des conséquences attachées à une pathologie, la prudence semble s’imposer. Un principe de précaution ne peut dicter des mesures aux bénéfices douteux que lorsqu’elles sont peu coûteuses en termes de santé (par exemple la généralisation de l’usage des masques).

Il y a peu de magie en médecine

Nos intuitions parfois trompeuses à ce sujet viennent de l’espoir de ce qu’on appelle une « balle magique » : un traitement ciblant parfaitement la pathologie sans aucun effet secondaire, comme l’insuline.

Les balles magiques sont cependant rares en médecine, et leur mise au point souvent lente. Leur attente restreint le débat public en occultant à la fois les avantages de la méthode scientifique et l’existence de mesures moins spectaculaires mais précieuses. Car l’utilisation de tests rigoureux est scientifiquement, éthiquement et pratiquement justifiable, voire urgemment nécessaire.

Si l’adage Festina lente (« hâte-toi lentement » ),  attribué à l’empereur Auguste, a un sens, c’est bien dans les situations d’urgence.


Pour aller plus loin :

- Sur les questions de méthode en médecine, vous pouvez lire cet autre article de Cédric Paternotte ;

- D’autres ressources philosophiques, sociologiques et historiques à propos de la pandémie de Covid-19 peuvent être consultées à cette adresse.

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