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Ryan Gosling dans « Drive » (2011) de Nicolas Winding Refn. FilmDistrict

les-blancs-hétéros et seconds couteaux

Cet été, le New York Times et le Washington Post se sont fait l’écho de « tests » qui soulignent combien les films du cinéma courant négligent les femmes, les homosexuels et les personnes de couleur noire. Petites expériences faciles à mener avec nos films favoris, le « Test de Bechdel » et le « Test de Marron » montrent en effet clairement que quelque chose ne va pas, à Hollywood et même ailleurs, en matière de représentativité des héros. Sur les écrans, il n’y en a que pour les mâles blancs hétérosexuels, toutes les autres catégories se voyant reléguées au rang des faire-valoir, des seconds couteaux et des figurants.

Aujourd’hui comme hier et quand bien même les lois et les mœurs ont changé, l’« Autre » fait encore et toujours tapisserie. On lui laisse les miettes, un grade inférieur, un strapontin. Hermione s’en tire très bien, mais son statut de bonne élève appliquée ne tient pas longtemps devant le génie inné de Harry Potter ; Cyrus fait très fort lui aussi en tant que chef de cabinet gay de la Maison-Blanche dans la série Scandal, mais c’est au service d’un président straight ; Driss nous émeut dans Intouchables, mais en tant que domestique d’un employeur blanc, etc.

Bien sûr, cette inégalité est regrettable. Devrait-on l’excuser par la prudence ? Les films qui sortent sur nos écrans proviennent d’une industrie pilotée en grande majorité par des mâles blancs hétérosexuels. Or comme disait Alfred Jarry, « c’est une grande science que de modeler son âme sur celle de son concierge ». Les cinéastes peuvent se faire une idée de ceux qui ne sont pas comme eux, enquêter, les interroger, mais pas connaître intimement leur expérience du monde. Dans cette logique, ce serait par probité qu’ils parlent de ce qu’ils connaissent le mieux, c’est-à-dire d’eux-mêmes.

Femmes, noires et lesbiennes

À l’inverse, l’imprudent et blanc Quentin Tarantino est connu pour donner le premier rôle, dans ses films, à des Noirs (Django Unchained), à des femmes (Boulevard de la Mort) ou même à des femmes noires (Jackie Brown) ; chaque fois, cependant, des voix lui rappellent que ses personnages de femmes et de Noirs ne parlent ni n’agissent vraiment comme des femmes ou des Noirs. « Franchement, écrit un internaute du site IMDb à propos des dialogues de Boulevard de la Mort, c’est l’idée qu’un mec blanc qui commence à prendre de l’âge se fait de la façon dont parlent les jeunes femmes « hip » quand elles se retrouvent entre elles ».

Les deux héroïnes de « La Vie d’Adèle » à Cannes en mai 2013. Anne-Christine Poujoulat/AFP

De même, il suffit d’aller sur Yagg.com, forum fréquenté par des homosexue(le)s, pour trouver des spectatrices contestant la représentativité de La Vie d’Adèle : « Si Keichiche avait songé a demander à des lesbiennes leurs avis sur les positions sexuelles utilisées par les actrices, j’ose espérer qu’on ne se serait pas retrouvé avec ce genre de scène ».

Tout un chacun peut également faire cette expérience avec le métier qu’il exerce. Pour ma part, donc, j’ai presque toujours trouvé hautement fantaisistes les personnages de professeurs des universités au cinéma : les cours que donnent Clint Eastwood dans La Sanction ou Catherine Deneuve dans Les Voleurs ne ressemblent pas du tout à la réalité du métier.

Proust et les oculistes

Mais cette lecture en termes de prudence est bien fragile : les grands artistes ont justement le talent de nous faire voir de nouvelles dimensions de notre existence quand bien même ils n’ont jamais vécu directement ce qu’ils évoquent. Marcel Proust en parle très bien, qui leur prête le pouvoir d’être des « oculistes ».

On objectera que Proust avait les peintres impressionnistes en tête lorsqu’il théorisait ainsi, et qu’assigner une place inférieure aux femmes, aux homosexuels et aux personnes de couleur noire est un tout autre acte éducatif, et autrement moins glorieux, que d’apprendre au public à trouver beaux les champs de blé au soleil.

Il vaudrait donc mieux faire de ce phénomène une lecture marxiste. Sous cet angle, les mâles blancs hétérosexuels qui tiennent les rênes du cinéma ont tout intérêt à faire naître une fausse conscience dans l’esprit des catégories qu’ils dominent. Plus les femmes, les homosexuels et les personnes de couleur noire vont voir des films qui leur assignent une place de subalterne sympathique sans vrai pouvoir, plus ces dominé(e)s sortiront de la salle convaincu(e)s de rester à leur place, parce qu’il y aurait quelque chose d’évident, de fatal ou de naturel dans leur condition d’éternels seconds couteaux.

Représenter fidèlement le monde ?

Que cette lecture soit valide ou non, deux choses continuent à me chiffonner dans la déploration, relayée par le New York Times et le Washington Post, de la représentativité des films. La première est la confusion des devoirs. Pourquoi diable exiger du cinéma de fiction qu’il représente le monde avec exactitude ? On doit l’exiger de la science, bien sûr ; on peut également demander aux journalistes de transmettre fidèlement leurs observations. En un autre sens du verbe, même les députés se doivent de représenter leurs électeurs. Mais les artistes, eux, sont libres de travailler à leur guise. Leurs obligations ne comprennent que le respect des lois sur l’incitation à la haine raciale et sur la pédophilie, non la cartographie du monde réel.

Si c’était le cas, il leur faudrait d’ailleurs reporter fidèlement toutes les caractéristiques des personnes, pas seulement leur sexe, leur genre et la couleur de leur peau. Par exemple, je vis en Lorraine, où l’on parle volontiers, de manière plus ou moins appuyée, avec l’accent lorrain. Or cet accent a mauvaise presse hors de son périmètre d’origine, et si j’ai vu des milliers de films français je n’y ai jamais entendu d’acteur ni d’actrice s’exprimer avec ses intonations particulières. Un film français sur vingt-cinq devrait, c’est certain, avoir un héros prononçant les « a » et les « é » comme à Nancy, puisque la France compte un vingt-cinquième de Lorrains.

Narcisse en salle obscure

Deuxième chose gênante, le présupposé narcissique. Dans le New York Times, Manhola Dargis laisse entendre que les spectatrices se ruent en masse sur les films où joue Melissa McCarthy parce qu’elles retrouvent dans la silhouette de cette rondelette actrice américaine leurs propres kilos en trop. Kilos que n’ont pas, évidemment, ses longilignes collègues. Irait-on donc au cinéma pour se voir, soi ? Le romancier Jean-Patrick Manchette, quand il était critique à Charlie Hebdo, confessait détester les films de Maurice Pialat parce qu’« ils ont toujours l’air de se dérouler chez les voisins ». Lui, Manchette, préférait aller au cinéma pour voir « des singes géants, des chevauchées fantastiques et des ballets nautiques ». J’avoue souscrire à son avis. Je refuserais tout net d’acheter un ticket pour contempler sur l’écran des professeurs d’université réalistes, des acteurs qui parlent avec l’accent lorrain et des films qui se passent à Nancy. Quel ennui !

Mais sans doute ai-je développé ce goût parce que par ailleurs, en tant que blanc hétérosexuel, je suis déjà submergé de représentations cinématographiques des caractéristiques fondamentales de mon identité…

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