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La concurrence, ni dieu, ni diable

Malgré plusieurs vies Super Mario peut mourir, Nintendo aussi

National Video Game Museum, Frisco, Texas. Scott Ellis/Flickr, CC BY-SA

Mario, le petit plombier à moustaches, a passé le cap de la trentaine. Il a largement contribué au succès de Nintendo ainsi qu’à sa longévité. Contrairement à ses concurrents, la firme de Kyoto est présente depuis le début dans le marché des consoles de jeux pour le salon.

Des cycles rapides et meurtriers

C’est une prouesse, car beaucoup sont morts en route, y compris des entreprises, comme Atari ou Sega, qui un temps ont dominé le marché. Pour survivre dans cette industrie, il faut plein de super pouvoirs, dont celui de savoir fixer les prix.

Vous connaissez Microsoft et son Xbox, Sony et sa PlayStation, mais avez-vous jamais entendu parlé de Fairchild, de Coleco ou de 3DO ? Non, sauf si vous êtes un gamer de vieille génération. Vous auriez alors suivi toutes celles qui ont précédé les consoles d’aujourd’hui ; et il y en eut sept des générations de consoles !

L’industrie du jeu vidéo connaît en effet des cycles rapides où un modèle technologique chasse l’autre, où se succèdent sortants et nouveaux entrants, et où le premier de la classe ne le reste pas très longtemps. Aujourd’hui les ventes sont dominées par le Xbox One et la PlayStation 4, qui distancent de loin la WiiU de Nintendo. Les trois inconnus des générations précédentes sont tombés dans les oubliettes du château de la princesse Peach que doit sauver Super Mario au niveau 24.

Réunion d’amateurs de vieux jeux vidéos dans le New Jersey. Rob DiCaterino/Flickr, CC BY

En 1976, Fairchild a mis en vente la première console avec cartouche de jeu séparée. Auparavant, Atari et quelques autres vendaient leurs machines avec les jeux incorporés, ce qui en limitait le nombre. Drastiquement au début puisque la première console de salon d’Atari permettait uniquement de jouer à Pong. Imaginez un écran noir avec un point blanc qui se déplace alternativement de droite à gauche et de gauche à droite, et deux traits verticaux blancs commandés à la main qui montent et qui descendent. Cet avatar de partie de tennis de table n’a rien à voir avec les jeux de sports d’aujourd’hui d’un réalisme à couper le souffle.

Coleco, entré quatre ans plus tard, a rapidement dominé les ventes grâce à la licence exclusive pour les États-Unis d’un jeu où Mario apparaît pour la première fois. Il met en scène un gorille pas très futé, Donkey Kong. 3DO, a lancé en 1994 la première console équipée d’un processeur 32 bits. Contrairement à ses concurrents, l’entreprise avait décidé de ne rien fabriquer en propre, ni matériel de lecture, ni logiciel de jeux. Ces activités ont été confiées, contre redevance, à des partenaires sous licence.

Monopoles temporaires

Nos trois disparus, choisis parmi de nombreux autres, témoignent de la rudesse de la compétition. L’industrie des jeux de console illustre parfaitement le modèle de la concurrence dynamique dans lequel le premier entré ou le premier vendeur – ce sont souvent les mêmes – ne profitent pas longtemps de leur monopole temporaire. Les consommateurs peuvent alors compter sur la rapidité de l’innovation technologique et la vertu du marché pour ne pas s’inquiéter de la domination d’une entreprise, ou d’un très petit nombre. La console de Coloco n’a dominé le marché que cinq années, pile la durée moyenne des générations de consoles jusqu’à ce jour ; Fairchild et 3DO, premiers entrants, n’ont vécu qu’un cycle. Même des entreprises à succès comme Atari et Sega n’ont tenu que trois cycles. À l’opposé, Nintendo est toujours là, depuis le début ; et Microsoft et Sony entrés plus tard, aussi.

La prise en main du marché du jeu… Nelo Hotsuma/Flickr, CC BY

Les raisons pour lesquelles certains survivent et d’autres non tournent autour de plusieurs dimensions. En premier lieu, la qualité des consoles, en particulier en termes de capacité graphique et de puissance. Mieux vaut ne pas rater une marche du progrès technique en restant trop longtemps sur un format ancien, par exemple un processeur de 64 bits au lieu du 128 bits, ou des jeux en cartouche plutôt que sur CD-rom.

En second lieu, le nombre et la qualité des jeux disponibles au lancement de la console et attendus par la suite. Une console sans jeu n’a pas de valeur pour le consommateur. Mais de même une console qui n’équipe aucun salon n’a pas de valeur pour les développeurs de jeux. Le lecteur reconnaît ici les effets de réseau de l’économie des plates-formes (voir ma chronique précédente) : plus la base installée de joueurs est grande, plus la plate-forme est attractive pour les développeurs ; et plus il y a de développeurs plus elle est attractive pour les consommateurs. 3DO n’a pas survécu, car trop peu de jeux ont été développés pour cette console.

Contrairement à ses concurrents, l’entreprise n’a pas pu s’appuyer sur une production interne de jeux pour amorcer les premières ventes de sa console en attendant la sortie de ceux de développeurs indépendants. Bien évidemment la qualité des jeux compte aussi. Nintendo a réussi ses lancements avec un petit nombre de jeux, mais tous excellents. Les deux tiers des jeux les plus vendus dans le monde sont des titres Nintendo.

Corollairement et en troisième lieu, la taille de la base installée. Le succès des consoles de Sony est dû en partie à la possibilité, au moins pour certaines, de pouvoir jouer avec les anciens jeux sur le nouveau modèle qui sort. La rétrocompatibilité permet de lancer une nouvelle console avec un bouquet de jeux très riche. Elle réduit aussi le risque d’adoption de consoles concurrentes par les clients existants.

En quatrième lieu, la survie et le succès des entreprises de jeux dépendent de leurs décisions en matière de prix. Cette dernière dimension mérite d’être plus longuement analysée, car elle reflète, mais aussi influence, celles qui précèdent.

Le jeu infernal de la fixation du prix

Observons tout d’abord que les jeux et les consoles appartiennent à la catégorie des biens durables. Les consommateurs peuvent les acheter à leur sortie ou bien plus tard. Ronald Coase, lauréat du prix Nobel d’économie en 1991, a montré que pour de tels biens le monopole se concurrençait lui-même. Ce qui le conduit alors à fixer son prix au coût marginal et donc sans réaliser de profit malgré sa position hégémonique.

À quel prix ? Rob DiCaterino/Flickr, CC BY

Le paradoxe s’explique simplement par l’anticipation des consommateurs. Ils s’attendent à ce que le prix du bien diminue avec le temps. Une fois vendu aux premiers acheteurs au prix de monopole, il est à parier que ce dernier ne résistera pas à le baisser un peu pour vendre son produit à d’autres, à ceux qui sont prêts à l’acquérir seulement s’il un peu moins cher. Une fois vendu à ces acheteurs, il ne devrait pas résister non plus à baisser son prix encore une fois, etc. Mais prévoyant d’avance cette évolution, les acheteurs reportent leur achat jusqu’au moment où le monopole n’aura plus intérêt à le baisser, c’est-à-dire avec un prix égal au coût marginal, car en dessous l’entreprise perdrait de l’argent.

Ce mécanisme infernal pour l’entreprise est entravé si les consommateurs ont des préférences différentes, certains voulant par exemple le bien tout de suite pour en jouir aussitôt tandis que d’autres sont moins impatients. Elle pourra alors pratiquer différents prix au cours du temps. Un prix initial élevé écrème le segment de marché des consommateurs au consentement à payer le plus élevé, puis un prix plus bas un autre segment, etc. Le livre en grand format, puis en poche quelques années plus tard, est un exemple classique de ce schéma appelé différenciation intertemporelle dans le jargon de la théorie économique.

De façon systématique, on observe ainsi une baisse du prix du même modèle de consoles ou du même jeu avec le temps. Par exemple le Xbox et la PS2 ont connu chacun quatre réductions au cours de leurs premières années d’existence. Ou encore le jeu Monaco Grand Prix d’Ubisoft qui a connu cinq baisses au cours de son premier semestre de lancement.

Bien sûr une partie de ces baisses tient aussi aux décisions des concurrents. Contrairement au cas du monopole envisagé par Ronald Coase, les entreprises du jeu vidéo voient leur plan d’écrémage bouleversé par les stratégies-prix des firmes rivales.

Une autre difficulté qu’elles rencontrent pour le mettre en œuvre tient à l’effet négatif d’un prix initial élevé sur la pénétration de leur console dans le marché. Pour tirer parti à plein de l’effet boule de neige des économies de réseau, les fabricants de consoles ont intérêt à ce que leur nouveau produit soit rapidement adopté, ce qui pousse vers un prix initial faible de la console. Ils doivent fixer le prix en tenant compte de ces deux effets contraires sur leur flux de profit dans le temps.

Observons ensuite qu’en séparant le support du jeu et la console Fairchild a introduit un sacré casse-tête : quel prix fixer à la console d’une part et quel prix fixer au jeu d’autre part, sachant que les deux sont liés ? Auparavant c’était simple, il n’y avait qu’un seul prix pour le tout.

Consoles, jeux… et obsolescence. JackBrookes/Flickr, CC BY

Prix de console et prix des jeux

Imaginez-vous un instant dans la peau de Tatsumi Kimishima, le président de Nintendo. Vous savez que vous dépenserez 100 pour la mise au point d’une nouvelle console, sa fabrication et son marketing. Comment allez-vous les récupérer ? En vendant la console 90 et en récupérant 10 sur les jeux (sur les vôtres ou à travers une commission sur les ventes des développeurs indépendants), ou plutôt en vendant la console 10 et en récupérant 90 sur les jeux ? Ou même avec un partage 50-50 ?

De façon quasi-unanime l’industrie a choisi la première option en allant même encore souvent plus loin. Microsoft a fixé le prix de la Xbox 360 en perdant plus de 100 dollars sur chaque console vendue ; idem pour la PlayStation 3 de Sony. Avec un prix légèrement supérieur à son coût moyen total, la Wii de Nintendo fait figure d’exception.

Une telle stratégie est évidemment risquée. Si les ventes de jeux ne sont pas aussi fortes qu’espérées, les pertes peuvent être massives. Sega a dominé le marché pendant deux générations avec des consoles très populaires. Mais l’entreprise japonaise a dû sortir du jeu faute de recettes suffisantes sur les ventes de logiciels. Elles n’ont pas rattrapé le demi-milliard que lui a coûté la subvention de la Dreamcast. A priori, OD3 a pris moins de risque en vendant sa console à 699 dollars, trois fois plus cher que celles des concurrents. Oui, mais du coup, elle ne s’est pas vendue et les développeurs malgré une commission très faible d’OD3 ne se sont pas précipités pour mettre au point des jeux compatibles. La concurrence rend difficile de sortir d’un modèle de tarification qui privilégie tel ou tel côté du marché.

Mais vous trouvez peut-être évident que l’asymétrie de la tarification penche du côté de consoles à bas prix. Ne faut-il pas lancer l’effet boule de neige avec une pénétration rapide des nouveaux modèles ? Attention, vous oubliez l’intérêt opposé déjà vu de l’écrémage initial des consommateurs accros à la nouveauté. Par ailleurs, plus le prix de la console est bas, moins vous verrouillez les consommateurs qui l’ont achetée. Ils sont moins prêts à changer de console si elle leur a coûté 500 euros que si elle leur a coûté deux fois moins. Enfin, l’effet boule de neige peut-être lancé de l’autre côté : attirer les développeurs par une redevance faible ; ce qui permet de compter sur de nombreux jeux, ce qui rend la console plus attractive, ce qui permet de la vendre plus cher.

Du coup, il faut tenir compte de la force des effets de réseau et des élasticités de la demande : combien d’acheteurs en plus un prix plus bas de la console rapporte-t-il ? Et incidemment combien de jeux en plus, car les développeurs vont se porter préférentiellement sur les consoles qui ont le plus de chances d’être populaires ? Combien de jeux en plus une redevance moins élevée apporte-t-elle et incidemment combien d’acheteurs de consoles en plus ?

Les présentoirs de jeux essayent de suivre le rythme des sorties… Bas de Reuver/Flickr, CC BY

Marché biface et casse-tête en série

Pour les consoles de jeux comme pour n’importe quel marché biface, il y a une pléthore d’effets dans tous les sens à prendre en compte qui font que le choix de tarification optimale est un véritable casse-tête. Et ce malgré les progrès de la théorie économique sur le sujet depuis les travaux pionniers de Jean Tirole, lauréat du prix Nobel d’économie.

Une des raisons qui explique le modèle de tarification qui prévaut dans l’industrie des jeux vidéo tient à la concurrence. Elle a été avancée par un économiste du MIT à partir d’un modèle aussi original que sophistiqué, mais l’intuition est la suivante : dès lors que les consommateurs ont des préférences différentes en matière de jeux, les développeurs sont protégés par une moindre substituabilité de leur jeu et peuvent donc réaliser de meilleures marges. Le fabricant de consoles le sachant a intérêt à se les approprier via une redevance élevée et corollairement un prix plus bas de la console.

Nintendo sera prochainement confronté au casse-tête des prix pour sa nouvelle console. Elle est attendue pour le printemps prochain. Son succès sera décisif pour l’avenir de l’entreprise de Kyoto, car la WiiU a été un échec. De plus, contrairement à ses principaux concurrents Nintendo n’est pas diversifiée sur d’autres activités que les consoles pour amortir ce type de chocs. Elle n’a pas pris non plus le virage des jeux vidéo sur les téléphones portables et les tablettes, qui lui font aussi aujourd’hui concurrence auprès des joueurs occasionnels, son cœur de clientèle.

Rappelons que Pokémon Go, téléchargé plus d’un demi-milliard de fois, n’a pas été développé par Nintendo, mais par une société américaine sous licence. Ces jeux connaissent une croissance plus forte que les jeux de salon visualisés sur l’écran de télévision. Mais Nintendo est en train de franchir la barrière puisque Super Mario pour la première fois de son existence va être disponible sur une autre plate-forme, l’iPhone 7. Le prix n’est pas encore connu. Sans doute un accès gratuit pour les premiers niveaux et plusieurs dollars pour la version complète pour poursuivre les aventures du petit plombier.

Si vous êtes allés au bout de cette chronique un peu ardue, vous méritez bien une récompense. Cliquez ici et vous entendrez la délicieuse mélodie lancinante de Super Mario, dont une partie est inspirée du premier mouvement de la petite musique de nuit de Mozart.

Super blast Mario. JD Hancock/Flickr, CC BY

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