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Mali : Moussa Traoré, parcours d’un dictateur déchu et réhabilité

Un officier militaire malien porte le portrait de l'ancien président du Mali Moussa Traoré devant son cercueil drapé du drapeau national malien lors des funérailles nationales à Bamako le 18 septembre 2020. Michele Cattani/AFP

Moussa Traoré, ancien putschiste à la tête d’une dictature militaire dirigée d’une main de fer pendant près de vingt-trois ans (de 1968 à 1991), a rendu l’âme le 15 septembre 2020 à 83 ans. Sa disparition intervient alors que les concertations sur l’organisation de la transition politique au Mali se poursuivent entre la junte au pouvoir depuis le 18 août, la société civile et la communauté internationale.

Deux semaines plus tôt, le colonel Assimi Goita, nouveau chef de l’État et président du Comité national pour le salut du peuple (CNSP), avait rendu visite à l’ancien président. À l’instar de l’auteur du quatrième coup d’État de l’histoire politique du Mali (le deuxième en moins d’une décennie), plusieurs personnalités politiques sont allées prendre conseil auprès de l’ancien président de la République. Cela est d’autant plus paradoxal que ce dernier est longtemps resté en disgrâce en raison de son règne autoritaire.

Comment expliquer cette transfiguration entre sa position d’autocrate honni, deux fois condamné à mort par la justice malienne, et sa nouvelle stature de conseiller politique estimé, voire de « sage » de Bamako ?

À plusieurs égards, le parcours de Moussa Traoré permet de comprendre non seulement les aspirations actuelles des Maliens (recherche d’un homme providentiel et d’institutions plus fortes), mais aussi des dysfonctionnements qu’il est urgent de résoudre, notamment en termes de justice et de droit, faute de quoi le pays risque de s’enliser dans la crise multidimensionnelle qu’il traverse depuis une dizaine d’années.

Un destin de militaire

Fils d’un soldat de l’armée française, Moussa Traoré naît le 25 septembre 1936 à Sébétou, dans la région de Kayes. Il est scolarisé à l’école des enfants de troupe de Kati créée en 1923 par l’autorité coloniale et inspirée du Prytanée militaire français. Engagé dans l’armée française à 18 ans, il parachève sa formation militaire en sortant major de la promotion 1963 de l’École de formation des officiers ressortissants des territoires d’outre-mer (EFORTOM) de Fréjus. Créé en 1956, cet établissement fermera ses portes en 1965 après avoir formé près de trois cents officiers indigènes parmi lesquels figurent plusieurs futurs chefs d’État africains dont Mathieu Kérékou du Bénin, Seyni Kountché du Niger ou encore André Kolingba de la République centrafricaine.

Lieutenant de l’armée malienne en 1963, Moussa Traoré est nommé un an plus tard instructeur à l’école militaire interarmées. Il y gagne rapidement en popularité auprès des futurs officiers. Le 19 novembre 1968, avec un groupe d’officiers subalternes, il renverse le régime socialiste de Modibo Keita, alors décrié par le peuple insatisfait de la situation économique et du tournant autoritaire du père de l’Indépendance, lequel avait suspendu la Constitution et le Parlement dès 1966 et accordé les pleins pouvoirs à son comité national de défense de la révolution.

Le coup d’État des jeunes officiers maliens, favorablement accueilli par la population, s’ajoute à la liste des coups de force qui porteront au total une quarantaine de militaires à la tête des États africains durant la décennie 1960, renforçant une tendance qui se poursuivra jusqu’à la fin du XXe siècle, et dans une moindre mesure après l’an 2000.

Le colonel Moussa Traore, président du Mali, le 11 juillet 1973 dans son bureau au Comité militaire de libération nationale à Bamako. AFP

Comme au Dahomey (actuel Bénin) quelques années plus tôt, puis au Niger six ans après, le pouvoir militaire succède à celui des instituteurs formés à l’école normale William Ponty. À partir des années 1960, la multiplication des régimes militaires contribuera à remodeler en profondeur les régimes politiques africains.

Pour le lieutenant Moussa Traoré, alors âgé de 32 ans, s’ouvre bientôt un long règne autocratique ponctué de malversations financières et de multiples actes criminels.

Près de vingt-trois ans de terreur sur le Mali

Président du Comité militaire de libération nationale (CMLN), Moussa Traoré devient chef de l’État le 19 septembre 1969. Il conforte graduellement sa dictature en évinçant ses principaux collaborateurs du CMLN qu’il accuse de fomenter des complots contre le régime. Le premier ministre Yoro Diakité, le ministre de la Défense Kissima Doukara et le directeur de la Sûreté nationale Tiécoro Bagayoko sont condamnés aux travaux forcés et incarcérés au bagne de Taoudéni, à 750 kilomètres au nord de Tombouctou, dont aucun ne reviendra.

Comme eux, des centaines d’opposants favorables à la démocratie seront emprisonnés, torturés, voire assassinés par le régime de Traoré. C’est le cas de l’ancien président Modibo Keita, mort en détention en 1977 au camp des commandos parachutistes de Djicoroni Para à Bamako, dans des conditions non élucidées. C’est également le cas d’Ibrahima Ly, universitaire et farouche pourfendeur du régime que Traoré fait enfermer dans les prisons de Bamako, Niono et Taoudéni, dont Ly restituera l’expérience dans son roman Toiles d’araignée qui dépeint un univers carcéral sordide et extrêmement inhumain.

Malgré l’opposition des adversaires politiques du régime dont le nombre croît sans cesse, la Constitution de la deuxième République est adoptée par référendum à 99 % le 2 juin 1974. Elle dote le pays d’un parti unique, d’une Assemblée nationale et d’un président élu au suffrage universel pour cinq ans. Traoré crée en 1976 l’Union démocratique du peuple malien (UDPM), qui sera le seul parti autorisé au Mali jusqu’à la chute de son régime. En 1979, il est l’unique candidat à la présidentielle, et seuls les membres de l’UDPM sont candidats aux législatives.

Un dictateur renversé, jugé puis condamné par son peuple

Commentant le discours de la Baule de François Mitterand, le 20 juin 1990, Moussa Traoré affirme alors que :

« si le peuple estime qu’il est préférable que se poursuive la gestion des affaires par le parti unique, ce sera son désir et, pour nous, cela constitue une forme de démocratie ».

Cependant, neuf mois plus tard, le général-président est bien renversé par ce même « peuple » qu’il souhaitait mobiliser. En réalité, celui-ci l’aura combattu pendant une dizaine d'années à travers des mouvements contestataires (associations et organisations professionnelles, dont les enseignants et les étudiants). Traoré réprimera (la répression fait 200 morts et un millier de blessés) toute dissidence et minimisera son ampleur jusqu’à la veille de son renversement.

Il est immédiatement écroué. En 1993, le tribunal de Bamako décide de juger – une première en Afrique – l’ancien dictateur uniquement pour les crimes commis entre janvier et mars 1991, faisant ainsi l’impasse sur plus de deux décennies de dictature militaire. Moussa Traoré est condamné deux fois à la peine capitale, d’abord en 1993 pour « crimes de sang », puis en 1999 pour « crimes économiques », la seconde fois avec son épouse, Mariam.

La réhabilitation d’un « dictateur sanguinaire » : de la grâce présidentielle aux sollicitations du « sage » de Bamako

Lors de la campagne présidentielle de 2002, le candidat indépendant Amadou Toumani Touré, qui avait déposé Traoré en 1991, annonce son projet de gracier ce dernier. Il est toutefois devancé par le président sortant Alpha Oumar Konaré qui gracie son prédécesseur, dont il avait déjà commué les condamnations à la peine de mort en peines de prison à vie. Konaré justifie cette décision par son aversion pour la peine capitale et son souhait de voir fleurir la démocratie malienne du vivant de Moussa Traoré.

Sans doute Alpha Oumar Konaré voulait-il être l’auteur d’un acte symbolique fort au nom du désir de paix et de réconciliation nationale. Quoi qu’il en soit, après onze ans d’emprisonnement, Moussa Traoré redevient un homme libre en 2002. Au cours des dix-huit années qui suivront, il jouira d’un fulgurant et tout aussi curieux retour en grâce auprès des dirigeants du pays.

En mars 2012, alors que l’armée malienne combat des mouvements indépendantistes et djihadistes au nord du pays, un groupe d’officiers chasse Amadou Toumani Touré du pouvoir, à deux mois du terme de son second et dernier mandat. Durant la période de transition, deux proches de Moussa Traoré se succèdent au poste de premier ministre : Cheick Modibo Diarra, son gendre, puis Diango Cissoko, qui fut un temps secrétaire général sous sa présidence.

Plusieurs observateurs de la vie publique malienne y voient le signe de l’influence grandissante de Traoré. Cette analyse est corroborée par l’accueil que lui réserve le nouveau président Ibrahim Boubacar Keita qui, lors de son discours d’investiture en 2013, se félicite de la présence de ce « grand républicain ». Cette déclaration peut être considérée comme le point d’orgue d’une consécration nationale qui permet de mieux comprendre la visite des nouveaux putschistes chez l’ancien président quelques jours avant sa mort.

La justice, condition sine qua non de la paix

La réhabilitation de Moussa Traoré témoigne d’une forme d’amnésie collective, et s’inscrit dans une tradition d’impunité solidement entretenue au Mali. Ainsi, ni les milices progouvernementales, ni les mouvements rebelles, ni même l’armée ne sont traduits en justice en dépit des exactions qui ont été perpétrées au cours des trois dernières décennies. Or, cette tradition brandie au nom de la cohésion sociale constitue assurément un facteur majeur de tensions sociales. Il est inconcevable de construire la paix sans veiller à la stricte application du droit.

Enfin, le retour en grâce de l’ancien dictateur traduit la quête d’un homme à poigne, une antienne en période d’incertitude. Au Brésil, Jair Bolsonaro n’a pas hésité à raviver la nostalgie de la dictature militaire lors de la campagne présidentielle de 2018. Au Mali, l’ancien ministre de la Culture Issa Ndiaye craint que l’on n’ait pas tiré les enseignements de la dictature. Or, à quelques jours de sa mort, Moussa Traoré indiquait avoir donné le conseil suivant au CNSP :

« Je leur ai énuméré les erreurs qu’il convient d’éviter. J’espère qu’ils ont compris et qu’ils éviteront ces erreurs, de sorte que le Mali reprenne le droit chemin. »

L’ancien chef de l’État n’a cependant pas précisé la nature des conseils qu’il a donnés à la junte. Il reste à espérer qu’Assimi Goita, formé au Prytanée militaire que Moussa Traoré avait créé en 1981, ne replongera pas le pays dans l’autoritarisme militaire. Pour les Maliens, il s’agit d’une condition essentielle pour faire face aux multiples défis du pays (crises politico-sécuritaire, économique et scolaire, résurgence des tensions interethniques, menace djihadiste au centre et au nord, etc.).

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