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Marc Augé : « L’illusion de savoir est encore pire que le fait de ne pas savoir »

Marc Auge. Revista Telos-Fundación Telefónica, Author provided

« La science progresse avec une telle rapidité que nous serions aujourd’hui incapables de dire quel sera l’état de nos connaissances d’ici une cinquantaine d’années, ce qui ne représente cependant qu’un infime laps de temps sur l’échelle historique ». (Marc Augé)

Marc Augé, professeur d’anthropologie et d’ethnologie à l’École des hautes études en sciences sociales de Paris, directeur de recherche au CNRS est l’un des plus grands penseurs de la science et de la technologie des XXe et XXIe siècles. Il nous parle de son concept de l’hypermodernité, de cette réalité dans laquelle nous nous sommes installés, d’un moment où on laisse partir le présent sans le comprendre mais où l’on n’entrevoit pas le futur du fait de l’accélération de la science et de la technologie.

Dans son analyse, assurer l’accès universel à la connaissance est l’un des principaux défis auxquels l’humanité fait face aujourd’hui. « Dans le domaine de la connaissance comme dans celui des ressources économiques, l’écart entre les plus favorisés et les plus défavorisés ne cesse de se creuser, y compris dans les pays émergents. Nous nous dirigeons vers une planète à trois classes sociales : les puissants, les consommateurs et les exclus », écrit-il dans L’Avenir des terriens.

Juan M. Zafra : Quel est l’avenir des terriens ?

Marc Augé : L’avenir de l’humanité est un avenir problématique. Nous pouvons considérer que nous sommes déjà arrivés à la fin, à la fin de l’histoire, dans la mesure où il n’y a pas de discussion sur le bien ; la démocratie libérale triomphe et tout est parfait. Le problème réside dans le fait que le marché libéral et la démocratie libérale n’ont pas de points de référence. Le seul constat, c’est que les dictatures fonctionnent également très bien avec le marché libéral. En d’autres termes, cette union idéale entre le marché et la démocratie est assez ancienne, mais ce n’est pas la réalité que nous avons sous les yeux. Nous devons donc nous demander sérieusement où nous allons.

J.M.Z. : Je ne vous trouve pas très optimiste. Vous n’aimez pas l’accélération du progrès scientifique et technologique à laquelle nous assistons ?

M.A. : Mon hypothèse est que nous ne sommes pas à la fin de l’histoire mais à la fin de la préhistoire de l’humanité. Cette hypothèse a besoin d’une dose d’optimisme et de temps pour être considérée parce qu’à l’échelle humaine, plusieurs siècles c’est beaucoup. Je vous donne donc une réponse relativement optimiste, mais différée. Bien sûr que la science est un élément de progrès dans l’histoire de l’humanité. Mais c’est un bien grand mot : « progrès », au point que nous ne pouvons pas savoir quelle sera notre connaissance dans 30 ans. Et il s’agit d’une des questions les plus problématiques pour l’avenir, car la connaissance a été acquise par certains mais pas par tous. C’est un facteur d’inégalité très pertinent aujourd’hui dans le monde. Cependant, je reconnais qu’il existe des éléments de progrès et que nous parviendrons à répandre la connaissance.

J.M.Z. : La technologie devrait contribuer de manière substantielle à étendre la connaissance et éviter l’inégalité. Que pensez-vous de la confiance quasi universelle dans la dimension technologique ?

M.A. : La dimension technologique est conditionnée par l’efficacité des moyens de communication, qui représentent une immense réussite, mais placent l’homme dans l’ubiquité et l’instantanéité. Cela signifie que, si je regarde la télévision, j’ai l’impression de connaître mon acteur préféré et même de le considérer comme un des miens. À un autre niveau, c’est un peu plus dangereux car ces images peuvent nous amener à un confort illusoire.

Les techniques de communication sont si puissantes que nous devons nous rappeler que les médias sont simplement des moyens et non des fins. Si nous les reconnaissons comme des moyens, nous pouvons penser à la manière de les adapter à un effort de connaissance collective, qui permettra de la diffuser dans le monde entier. Cependant, nous en sommes encore très loin car, d’une part, tout le monde n’a pas accès à ces moyens, et d’autre part, nombre de ceux qui y ont accès, n’ont qu’un accès passif et n’utilisent pas les ressources à leur portée. Je veux dire que si je veux accéder au savoir je peux le faire tout de suite par le biais de l’ordinateur. Mais celui qui n’a pas les connaissances minimales ne peut pas aboutir et cela ne lui sert à rien d’avoir toute la bibliothèque du Congrès dans son ordinateur. Il existe donc une illusion de savoir qui est encore pire que le fait de ne pas savoir. On constate également que les nouveaux instruments de relation et de communication sont utilisés de façon désordonnée.

J.M.Z. : Sommes-nous obsédés par le futur et par la vitesse, par le fait d’aller plus vite vers le futur, de trouver un lendemain plaisant rapidement ?

M.A. : Le futur nous obsède. Le problème c’est que, plus nous sommes près d’atteindre le cadre du futur que nous construisons avec les progrès scientifiques, moins nous avons le sentiment de pouvoir contrôler ce futur. Dans la mesure où la majorité de la population ne peut pas contrôler ce futur, elle le ressent comme un objet désirable qu’elle ne contrôle pas. Ce qui est sûr, c’est que nous n’aspirons pas au futur mais que le futur vient vers nous à grands pas. D’un autre côté, nous avons le sentiment de vivre éternellement dans le présent et que le futur ne nous intéresse pas, et c’est la contradiction de notre époque.

J.M.Z. : C’est la contradiction entre la curiosité d’assister à ce qui est sur le point d’arriver grâce aux progrès scientifiques et la nostalgie d’un passé stable.

M.A. : Le futur c’est notre destin individuel et collectif. Nous le savons bien, nous le constatons tout le temps. Lorsque nous avons des régressions vers le passé, de la nostalgie, nous sommes obligés d’attendre, d’espérer le futur des hommes. Aussi bien la nostalgie que l’espoir sont des illusions, mais derrière l’illusion se cache toujours le désir et je pense que c’est ce désir qu’il faut encourager et réveiller.


La version originale de cet entretien a été publié en Revista Telos, de la Fundación Telefónica.

This article was originally published in Spanish

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