Menu Close

Mary Robinson : « Changement climatique et radicalisation seront vraisemblablement de plus en plus liés »

Mary Robinson, championne de la justice climatique. James Akena/Reuters

Mary Robinson est l’une des plus ardentes avocates de la justice climatique. Lors de sa récente intervention à la COP21, elle a proposé de prendre des mesures pour limiter l’augmentation de la température mondiale à 1,5 °C, afin de protéger les nations les plus exposées, et fait campagne pour que les femmes – que le réchauffement climatique rend encore plus vulnérables – occupent une place centrale dans les négociations.

Présidente de l’Irlande de 1990 à 1997, Mary Robinson a ensuite a été nommée à la tête du Haut-commissariat des Nations unies aux droits de l’Homme. Depuis 2014, elle est l’envoyée spéciale de l’ONU pour les questions liées aux changements climatiques. Elle fait également partie du groupe des Aînés, fondé par Nelson Mandela et composé de dirigeants du monde entier, qui milite pour les droits de l’Homme et s’engage dans des initiatives pour la paix. Elle est, par ailleurs, présidente de la Fondation Mary Robinson pour la justice climatique.

The Conversation a sollicité six de ses experts universitaires internationaux pour l’interroger sur la justice climatique, les droits des femmes et les progrès accomplis lors du sommet parisien sur le climat. Ses réponses reflètent son optimisme vis-à-vis des négociations, son inquiétude sur le lien entre radicalisation et changement climatique, et le défi lancé aux plus gros producteurs d’énergies fossiles.


Yves Petit, Université de Lorraine : Le changement climatique est-il un facteur d’aggravation des conflits dans le monde ?

Pour moi, c’est déjà une réalité. Le changement climatique multiplie les menaces : il exacerbe la pauvreté et la pénurie d’eau, aggrave l’insécurité alimentaire et constitue un obstacle supplémentaire au respect des droits des foyers les plus pauvres.

Lors de la journée d’ouverture de la COP21, j’ai été particulièrement sensible aux paroles d’Enele Sopoaga, le Premier ministre des Îles Tuvalu, quand il a présenté ses condoléances au peuple français suite aux attentats du 13 novembre. Il a déclaré que la communauté internationale devait s’attaquer aux causes profondes de ces attaques barbares, notamment « l’absence d’opportunités de faire le bien ». Quand on n’a aucun exutoire constructif, on se trouve plus facilement attiré par les idéologies déclarant s’opposer au système qui nous empêche de nous épanouir.

Dans un monde où le changement climatique exacerbe les problèmes quotidiens de populations dont la pauvreté ou le statut social fragilisent déjà les droits, les risques de radicalisation sont très élevés. On voit apparaître de plus en plus de preuves des liens qui unissent les conflits et le changement climatique.

La sécheresse récurrente qui a frappé la Syrie à la fin de la dernière décennie, détruisant les récoltes et forçant les populations rurales à migrer vers les zones urbaines, est à présent considérée comme l’un des principaux facteurs aggravants ayant conduit à la guerre civile qui déchire le pays. Des études menées dans d’autres régions semblent établir que la hausse des températures et les pluies torrentielles contribuent à une augmentation du nombre de conflits.

La sécheresse en Syrie, en 2010. Khaled Al Hariri/Reuters

Aujourd’hui, les chefs d’État du monde entier reconnaissent que le changement climatique représente une menace pour la sécurité. Le président américain, Barack Obama, et le Premier ministre britannique, David Cameron, ont tous deux déclaré qu’il constituait un problème de sécurité nationale.

Je comprends tout à fait que ce message puisse être efficace dans un monde aussi sensible à la sécurité que le nôtre. Cependant, je suis attristée de constater que ce sont les pires aspects de la nature humaine, et non les meilleurs, qui nous poussent aujourd’hui à l’action. Agir sans attendre pour le climat contribuera à sauver les populations et les cultures de petits États insulaires tels que les Tuvalu. Cela devrait constituer une motivation suffisante.


Cathy Alexander, Université de Melbourne : Il semble que les personnes les plus démunies, aux ressources les plus faibles, sont les plus affectées par le changement climatique, et qu’elles doivent dans le même temps faire face à des intérêts commerciaux qui disposent de ressources conséquentes et peuvent chercher à entraver les politiques climatiques. Comment des citoyens aux ressources limitées peuvent-ils exercer une pression efficace en faveur de la lutte contre le changement climatique, et surmonter le manque de soutiens financiers ?

Si nous voulons que le monde parvienne à inverser la tendance, il va falloir surmonter de nombreux obstacles. Les inégalités commencent sur les lieux mêmes des négociations : les États disposant de ressources importantes jouissent d’un avantage structurel sur les pays plus pauvres, dont les moyens humains et les compétences sont limités. Du fait de ces asymétries, les inquiétudes de certains des citoyens les plus vulnérables ne sont même pas évoquées au cours des négociations.

La semaine dernière, dans le monde entier, des centaines de milliers de citoyens ont manifesté pour la justice climatique, en solidarité avec les peuples dont les vies sont ravagées par les conséquences du changement climatique. Ils ont demandé à leurs responsables de prendre les mesures nécessaires. Nous sommes tous dans le même bateau, et cette crise nous confronte à la réalité de notre interdépendance. Je pense que les gens prennent vraiment conscience de leur rôle de citoyens du monde face au changement climatique, et que cet état d’esprit séduit de plus en plus de monde. Le mouvement ne fera que s’accélérer à mesure que les effets de ces perturbations deviendront de plus en plus évidents.

Même s’il dispose de ressources considérables, aucun lobby, commercial ou autre, n’est assez fort pour s’opposer à la volonté d’un mouvement mondial qui exige des actions concrètes.

Manifestation en faveur d’une plus grande justice climatique aux Philippines. Erik de Castro/Reuters

Gail Whiteman, Université de Lancaster : Vous êtes l’une des expertes politiques les plus en vue sur la question du changement climatique. Dans ce rôle, et en tant que mère et grand-mère, qui sont vos héros, et qu’est-ce qui vous donne de l’espoir pour la COP21 ?

Il m’arrive souvent de penser qu’Eleanor Roosevelt n’aurait jamais pu imaginer, quand elle rédigeait l’ébauche de la Déclaration universelle des droits de l’Homme, que le rôle de l’humanité dans le changement climatique provoquerait peut-être un jour la disparition de pays entiers. C’est ce qui se passe pourtant aujourd’hui. Au début du mois de mars, à Genève, j’ai participé à une réunion du Conseil des droits de l’Homme avec Anote Tong, le président des îles Kiribati, un État du Pacifique. Il a décrit de manière très frappante la menace que le changement climatique faisait peser sur ses concitoyens. Par mesure de précaution, il a acheté des terres dans les îles Fidji, mais si ce petit peuple insulaire est contraint à l’exil, qu’adviendra-t-il de son identité, de sa souveraineté et de son histoire ?

Anote Tong, le président des îles Kiribati. Etienne Laurent/EPA

Ma très chère amie Wangari Maathai fait, elle aussi, partie de ceux qui se sont battus pour les droits de l’Homme, l’égalité entre les sexes et le développement durable. Elle avait compris que le véritable développement passait nécessairement par le respect de l’environnement et des droits de l’Homme. Aujourd’hui que le monde se prépare à agir contre le changement climatique, il faut nous assurer que le sauvetage de la planète ne se fait pas au détriment des droits des populations vulnérables, du fait de leur pauvreté ou de leur statut social.

L’importance d’associer les nouveaux accords sur le climat aux droits de l’Homme a été reconnue par le Climate Vulnerable Forum, un groupe composé à l’origine de 20 pays aux premières loges du changement climatique, et que rejoindront probablement 23 autres nations à l’issue de la COP21. La semaine dernière, j’ai eu le plaisir de prendre part à leur troisième réunion au sommet, où les États membres se sont engagés à décarboniser entièrement leurs économies, grâce aux énergies renouvelables, d’ici à 2050. Il faut que les autres pays prennent ce genre de décisions. En tout cas, cela me donne de l’espoir.


Catherine Gautier-Downes, Université de Californie, Santa Barbara : Selon vous, quel sera le rôle les femmes dans les pays développés et en développement pour faire respecter la réduction des émissions afin de rester sous le seuil des 2 °C ?

Dans tous les secteurs de la société, les femmes sont au premier rang des efforts entrepris pour améliorer la résilience et s’adapter face au changement climatique. Elles font preuve de leur unité, de leur ambition collective et de leur capacité à agir rapidement, quelle que soit leur place dans la société ou leurs affinités politiques. L’influence des femmes se fait sentir dans la mise en place de politiques climatiques, et leur participation aux discussions sur le sujet est essentielle pour parvenir à un accord juste et équitable.

Les femmes sont bien trop souvent considérées comme des personnes vulnérables à qui on ne reconnaît pas la capacité d’offrir des solutions, ce qu’elles font pourtant déjà. Grâce à leurs connaissances, leur expérience et la position qu’elles occupent dans l’agriculture, la sécurité alimentaire, la génération de revenus et la gestion des ressources naturelles, elles offrent l’espoir d’une véritable adaptation et d’un développement à faible empreinte carbone.

Elles ont également un rôle vital à jouer dans la conception, la planification et l’exécution de stratégies d’adaptation. Le changement climatique exacerbe les inégalités sociales, et ses effets s’exercent de manière disproportionnée sur les femmes. Dans le cadre d’une réponse mondiale au changement climatique, nous devons faire entendre leurs voix et soutenir leurs priorités.

Bien d’autres exemples marquants démontrent que les femmes font figure de chefs de file dans la lutte contre le changement climatique. Le projet Solar Sister s’attaque ainsi à la précarité énergétique en offrant de nouvelles opportunités économiques à la population féminine. En Ouganda, en Tanzanie et au Nigeria, il permet à des communautés rurales isolées de bénéficier des avantages déterminants liés à la production d’énergies renouvelables.


James Dyke, Université de Southampton : L’un des arguments opposés à la réduction des émissions de gaz à effet de serre (GES) et autres causes anthropiques du changement climatique repose sur l’idée que de telles mesures donneraient un coup de frein majeur au développement économique. Est-ce le cas ? Faut-il concentrer nos efforts sur la pauvreté plutôt que sur le changement climatique ?

Je pense que c’est un faux dilemme. Je pense que si nous considérons ces deux grands défis actuels comme des priorités incompatibles, nous échouerons sur toute la ligne.

En réalité, le développement constitue la priorité des pays pauvres, qui privilégieront toute solution susceptible de sortir leurs citoyens de la pauvreté. Si on ne leur propose aucune piste abordable de développement durable, ils opteront pour la seule option disponible, celle d’un développement basé sur les énergies fossiles. Et qui pourrait le leur reprocher ?

Ma fondation a récemment commandé une étude intitulée Zéro carbone, zéro pauvreté : la voie de la justice climatique qui explique que l’objectif de zéro émissions d’ici à 2050 est compatible avec le droit au développement, en privilégiant le développement durable, l’éradication de la pauvreté et l’adoption d’un modèle plus équitable et plus inclusif. Pour y parvenir, il faut cependant que tous les pays effectuent cette transition d’ici là.

Mary Robinson (à gauche) lors du lancement à la COP21 d’un nouveau programme de protection des forêts. Chrisophe Petit Tesson/EPA

Bien entendu, elle nécessiterait un fort engagement de tous les États en fonction de la situation de chacun. Les pays développés devraient rapidement se fixer un seuil maximum et entamer la réduction de leurs émissions, tout en respectant leurs engagements de donner aux pays en développement les moyens de mener des actions pour le climat. Pour leur part, les pays en développement seraient confrontés au défi le plus important : trouver de nouvelles approches vers un développement durable.

Ce serait une première, et cela nécessitera un soutien sans précédent de la part de la communauté internationale. Ce n’est qu’en agissant dans un esprit de solidarité mondiale, incités par une vision éclairée de leurs propres intérêts, que nos dirigeants pourront nous engager sur la voie d’un monde plus sûr.


Britta Renkamp, Université de Cape Town : Pouvez-vous nous citer des exemples de partenariats pour la justice climatique qui fonctionnent réellement, et préciser pourquoi ? Pourraient-ils nous être utiles ailleurs ?

Je vais vous citer deux exemples de partenariats dont d’autres pourraient s’inspirer.

En février, les négociations sur le climat se sont tenues à Genève, car les bâtiments de Bonn étaient en travaux. C’était une occasion exceptionnelle de réunir les groupes de travail sur le climat et sur les droits de l’Homme dans le cadre d’une discussion sur l’inclusion de ces derniers dans les politiques climatiques. Avec le Haut Commissariat aux droits de l’Homme, ma fondation a animé une discussion sur la justice climatique réunissant pour la première fois les négociateurs en charge du climat et leurs homologues au Conseil des droits de l’Homme.

Au cours de ce colloque, le Costa Rica a annoncé son intention de mettre au point un engagement de Genève pour les droits de l’Homme dans l’action climatique. Il s’agit d’une initiative volontaire afin de faciliter l’échange d’informations entre les experts des droits de l’Homme et du climat au niveau national. Au départ, 18 pays s’y sont ralliés, et l’engagement a été annoncé lors de la dernière séance plénière des négociations. Il inclut désormais 29 signataires.

Un autre exemple d’action pour la justice climatique menée dans le cadre d’un partenariat nous vient du Malawi, où le gouvernement, la société civile et des donateurs participent à une initiative pour permettre aux foyers les plus pauvres d’accéder aux énergies renouvelables. En 2012, je me suis rendue dans ce pays afin de discuter avec les fonctionnaires et les donateurs bilatéraux de l’intérêt d’établir un lien entre protection sociale et accès aux énergies renouvelables. Le gouvernement malawite s’est depuis donné pour objectif de fournir deux millions de foyers en cuisinières basse consommation d’ici à 2020.

Des systèmes de cuisson basse consommation au Malawi. Deutsche Welle, CC BY-NC-ND

Avec l’aide du programme humanitaire Irish Aid et de l’association Concern Universal, un projet visant à fournir des cuisinières aux foyers les plus pauvres grâce à un mécanisme social de transferts de fonds a été mis en place. D’ici à fin de l’année, 8 400 foyers en auront bénéficié. Fin 2016, ils seront 320 000 foyers. Le programme sera alors en bonne voie pour atteindre l’objectif des deux millions de foyers.

Les systèmes de protection sociale peuvent contribuer à grande échelle, à condition d’être soutenus par une volonté politique sincère et des sources de financement adéquates. Cette méthode pour apporter des solutions en matière d’énergie renouvelable pourrait considérablement diminuer la précarité énergétique.


Traduit de l’anglais par Guillemette Allard-Bares/Fast for Word

This article was originally published in English

Want to write?

Write an article and join a growing community of more than 180,400 academics and researchers from 4,911 institutions.

Register now