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Médias sociaux : après l'exclusion de Trump, la question de la censure et l'impératif d'évoluer

Le compte Twitter de Donald Trump
Les réseaux sociaux ont-ils commis un acte de censure en fermant les comptes du président des États-Unis en exercice ? Justin Sullivan/Getty Images North America/ Getty Images via AFP

Les plates-formes de médias sociaux sont coupables d’avoir sous-estimé les conséquences réelles de la désinformation largement diffusée via leurs canaux depuis des années. Elles semblent en avoir pris conscience suite à l’insurrection au Capitole du 6 janvier, qui a fait trembler la branche législative américaine. L’enquête en cours va sans doute révéler que la catastrophe démocratique a été évitée de peu.

Dans les jours suivants, sans consulter qui que ce soit, sans même une réelle action coordonnée entre elles, Twitter, Facebook et YouTube ont supprimé de nombreux comptes, y compris ceux de Donald Trump. Google, Apple et Amazon ont exclu l’application Parler, utilisée par les trumpistes comme une sorte de base de repli.

Pour agir de la sorte, les médias sociaux ont joué du flou de leur statut, jamais réellement précisé par la Loi sur les télécommunications de 1996, dont ils relèvent. Pour justifier la suppression de messages et de comptes, ils invoquent le Decency Communications Act, également adopté en 1996, et notamment l’article 230, destiné à l’origine à empêcher les mineurs d’être exposés à des contenus pornographiques – des textes adoptés quand les médias sociaux n’existaient pas encore !

Il peut y avoir un certain paradoxe à voir ces médias sociaux se conduire aujourd’hui de la sorte alors que, par le passé, ils se sont largement réclamés du « free speech », en particulier lors des « Twitter Revolutions » du Printemps arabe en 2011.

Si censure il y a, elle s’effectue « a posteriori » car l’exclusion a eu lieu suite à un « danger imminent » patent.

Essayons toutefois de comprendre comment on en est arrivé là. Le pouvoir des médias sociaux est certes colossal ; pour autant, il ne faut pas céder à la panique médiatique du moment et, pour bien saisir le tableau, lever un certain nombre de malentendus et imprécisions.

La situation aux États-Unis

  • Les plates-formes de médias sociaux incriminées sont de droit américain. Elles ne dépendent pas du Premier amendement, qui concerne seulement la censure effectuée par le gouvernement fédéral ou local. Elles peuvent donc appliquer leur liberté de commerce comme elles l’entendent et évincer un client récalcitrant ou ayant abusé du service, comme Donald Trump. Dans son cas, Twitter a été très procédurier, progressant étape par étape : blocage temporaire du compte, suppression de certains tweets seulement, suppression permanente du compte et enfin, après d’ultimes mises en garde, exclusion du service.

  • En tant que service commercial, elles déterminent leurs conditions générales d’utilisation (CGU). Or elles n’ont pas inclus dans ces règles (ni dans les fiches de signalement) la désinformation comme raison suffisante pour l’exclusion. Ce n’est pas pour désinformation aggravée que Trump a été exclu de Twitter, mais pour incitation à la violence Plus généralement, elles restent très floues sur les moyens mis en œuvre pour lutter contre la désinformation, et ne donnent pas d’indications sur les budgets, les personnes, les robots et les algorithmes consacrés à cela, arguant du secret des affaires et du droit à la concurrence.

  • Les plates-formes de médias sociaux bénéficient du statut d’hébergeur, sans responsabilité autre que celle de « notification et retrait ». Certaines, comme Facebook, sont même devenues des contrôleurs d’accès, c’est-à-dire des plates-formes « structurantes » qui agissent comme portail pour d’autres services. Qui contrôle le contrôleur d’accès ? Cette question est particulièrement préoccupante dans le cas actuel, où Apple ou Amazon peuvent éliminer l’accès à Parler en tant que tel (et non à un simple client de Parler).

  • Il y a de la porosité entre hébergeur, contrôleur d’accès et éditeur. Le statut d’éditeur devrait s’appliquer, au moins partiellement, car les médias sociaux ne sont plus seulement des lieux de conversations interpersonnelles, mais aussi des lieux de débat public et politique. Ils fonctionnent sur la base de la publicité et de la monétisation de leur audience. Ils utilisent des algorithmes qui ne sont pas neutres et font, de facto, office de ligne éditoriale, en sélectionnant et hiérarchisant l’information.

  • Dans l’histoire des médias américains, vient toujours un moment où eux-mêmes interviennent auprès des autorités, comme la Federal Communications Commission, pour réclamer une clarification de leur statut, comme dans la très controversée « neutralité du net ». Le patron de Facebook a ainsi demandé en 2017 à ce que sa plate-forme soit traitée comme un média ! Il s’est rétracté depuis, comparant désormais Facebook à une place de village. En ce moment, la menace qui pèse sur les médias sociaux provient plutôt du côté des lois anti-trust. Celles-ci sont adaptées pour restreindre les monopoles des GAFAM et leurs abus de position dominante, au motif qu’elles restreignent la diversité des acteurs et le pluralisme des contenus, et bloquent l’entrée à de nouveaux acteurs.

La situation en Europe

  • Les plates-formes sont régies en partie par la Directive « Services des Médias Audiovisuels » de 2018. Elle assimile les médias sociaux à l’audiovisuel, avec un certain nombre d’obligations, dont celle de promouvoir l’éducation aux médias pour former les usagers. Ce sont les autorités audiovisuelles des États membres qui sont en charge, ce qui explique que le CSA français ait créé un groupe d’experts sur le sujet. Il a ainsi auditionné les plates-formes sur leurs actions lors du Covid-19 et lors des élections américaines.

  • Le plan d’action européen a contraint les médias sociaux à mettre en place un certain nombre de règles concernant la lutte contre la désinformation : transparence, affichage des publicités payantes, archives accessibles à un large public, etc. ERGA, le réseau des autorités audiovisuelles, publie un rapport annuel. L’édition 2020 souligne des avancées, notamment en matière de publication des archives complètes des opérations publicitaires soutenues par des entités étatiques. Mais des faiblesses demeurent, comme la difficulté d’une vérification indépendante des rapports rédigés par les signataires et l’hétérogénéité des mesures mises en place selon les acteurs.

Des activistes d’Avaaz ont installé des silhouettes en carton du patron de Facebook, Mark Zuckerberg, sur lesquels est écrit « Fix Fakebook », devant le siège de l’Union européenne à Bruxelles, le 22 mai 2018, pour attirer l’attention sur les centaines de millions de faux comptes qui continuent à diffuser de la désinformation sur Facebook. John Thys/AFP
  • La loi sur les services numériques (Digital Services Act) maintient le statut d’hébergeur des plates-formes, avec responsabilité limitée. La loi prévoit toutefois d’intensifier la lutte contre les contenus illicites sur Internet, avec des obligations plus contraignantes pour les « très grandes plates-formes » (plus de 10 % des 450 millions de consommateurs en Europe), en raison des risques que leur popularité implique en matière de dissémination et amplification des contenus illicites. En conséquence, ces dernières vont devoir mettre en place des outils de signalement de contenus illicites. La loi entérine l’importance de certains usagers dans le dialogue, comme les « modérateurs de confiance » disposant d’une capacité de signalement légitimée – c’est notamment le cas de certaines associations luttant contre le discours de haine. Afin de contrecarrer les risques de censure, la loi prévoit la possibilité pour les usagers de contester les décisions prises par les modérateurs sur les plates-formes. Elle prévoit aussi de la transparence en matière de modération et d’utilisation d’algorithmes dans le cadre de la publicité ciblée. Enfin, la loi prévoit d’encadrer les contrôleurs d’accès qui sont devenus des passages obligés pour tous les acteurs et usagers, comme Apple, Google ou Amazon.

Possibilités d’évolution

Les évolutions, pour être efficaces, devront avant tout se produire dans la situation et le droit américains. Ce qui ne doit pas empêcher les Européens d’exercer des pressions indirectes en leur qualité de marché digital unique (menaces de sanctions, amendes, taxes…).

  • Plusieurs modèles de régulation des médias existent aux États-Unis. La téléphonie fait partie des « common carriers » ou transporteurs, au statut semblable aux pourvoyeurs d’information ou hébergeurs, qui ne portent pas de responsabilité pour les contenus diffusés par leur biais. L’audiovisuel relève du modèle du « public trustee », sur lequel s’exercent des obligations de service public, notamment en matière de débats politiques (temps d’antenne, droit de réponse, etc.). Vu la dimension multimédia des plates-formes de médias sociaux, on pourrait considérer que certaines des obligations valables actuellement en Europe, notamment en matière de contenus illicites, pourraient également s’appliquer aux États-Unis – mais ce n’est pas possible car cela enfreindrait le Premier amendement. Une option envisageable consisterait à inventer un statut hybride, où les obligations des médias sociaux seraient en quelque sorte à équidistance entre celles propres au secteur public et celles du secteur privé.

  • Lors de l’adoption de la loi de 1996, un autre statut avait été envisagé, celui de « forum public » électronique, qui assimilerait Internet à une place publique, un trottoir, un théâtre ou un centre commercial. Cela avait été rejeté dans le cadre des arrêts Turner Broadcasting System Inc. v. FCC (1994) et ACLU v Reno (1996) au titre, entre autres, que le cyberespace n’était pas un espace réel. Mais ce statut semble être en passe de révision par la Cour suprême, suite à Packingham v. North Carolina (2017), (toujours en lien avec la pornographie et la protection des mineurs) où Internet est assimilé à une « place publique moderne ».

  • Plutôt qu’une improbable régulation directe des contenus aux États-Unis, il est plus probable que les efforts vont se porter sur une tentative de remettre les GAFAM sous le coup des lois anti-trust. L’exemple de Microsoft en 1998 illustre à quel point ce sera difficile, notamment du fait du potentiel de lobbying des GAFAM. Aux États-Unis ce genre de législation tend à donner lieu à des duopoles qui clarifient simplement la division des marchés de médias entre acteurs (Cisco/Comcast, Apple/Microsoft, Google/Yahoo !).

  • Ce sont sans doute d’autres lois, adoptées dans d’autres secteurs mais ayant une incidence sur le secteur numérique, qui imposeront une régulation indirecte d’Internet. Ce pourrait ainsi être le cas des lois anti-trust pilotées par la Federal Trade Commission (FTC) du département du Commerce ; le « Sedition Act » mis en place par le ministère de la Justice afin de combattre l’ingérence étrangère ; ou encore des lois initiées par la Federal Election Commission (FEC) concernant les fonds étrangers en période d’élection… Elles auront des effets secondaires sur la liberté d’expression, en obligeant les médias sociaux à rendre des comptes et à assumer un degré de responsabilité en matière d’intérêt public.

L’urgence de l’harmonisation et d’une gouvernance coordonnée de l’Internet

Aux États-Unis comme en France et ailleurs, la nécessité d’améliorer l’éducation aux médias et à l’information s’impose. Les États-Unis sont en train de passer une loi en ce sens, le Digital Citizenship and Media Literacy Act. L’Union européenne en fait une obligation pour les États membres. Il faut que les usagers soient formés à la consommation en ligne, aux droits et responsabilités qui leur échoient, de manière à exiger plus d’informations sur leurs termes de services. À ce jour, les CGU sont mal connues, 97 % des usagers les acceptent sans les lire. Celles de Twitter prennent 23 minutes et demie à lire ! Et même si elles sont lues, elles ne laissent pas d’autre choix à l’usager que d’accéder ou non au service.

En l’absence d’un traité mondial de la gouvernance d’Internet, il faut aussi que nous ayons des médias sociaux alternatifs européens à fournir aux usagers, pour que les responsabilités en matière de liberté d’expression respectent les valeurs européennes, pas nécessairement prédiquées sur le marché des idées à l’américaine. En outre, il doit être possible d’imposer aux médias sociaux qu’ils mettent en avant les contenus fiables, et non pas les contenus les plus populaires comme c’est le cas actuellement. Sans doute faudra-t-il aussi former à de nouveaux métiers comme ceux de médiateurs numériques. Se pose enfin la question des « tiers de confiance » (à l’instar des modérateurs de confiance qui existent dans le cadre européen) qui puissent agir avec diligence et proportionnalité.

En Europe, il faudra se battre pour un service public du numérique digne de ce nom, qui ne soit pas la copie conforme en ligne de nos médias audiovisuels. Il devra répondre aux spécificités de ce nouveau lieu de discours public que sont les médias sociaux, notamment l’interaction avec les audiences, au grand pouvoir d’amplification. Cela implique des fonds dédiés et pas la gestion chiche des fonds actuels. Pourquoi ne pas y consacrer une partie de la possible taxe des GAFAM ?

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