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Archives de Leiria, Portugal. Catarina Carvalho / Unspl, FAL

Mémoire et oubli : liaisons heureuses ou dangereuses ?

La mémoire est nécessaire pour vivre, communiquer. Bien que fragile et malléable, car liée aux émotions, elle est aussi liée à une fonction : l’oubli, que nous devons explorer.

Une peur à surmonter

L’oubli, dans la maladie d’Alzheimer, est ce qui fait le plus peur, car il est aussi oubli de soi. Mais nous pouvons remettre à sa juste place cette peur, si nous acceptons le fait que par nature, la mémoire est sélective, poreuse, facétieuse, vivante : c’est la gardienne du « déjà plus ». Et s’il est un philosophe qui nous fait aimer cette capacité d’oublier, c’est bien Nietzsche.

« Le rôle de la faculté active d’oubli : une sorte de gardienne, de surveillante chargée de maintenir l’ordre psychique, la tranquillité, l’étiquette. On en conclura immédiatement que nul bonheur, nulle sérénité, nulle espérance, nulle fierté, nulle jouissance de l’instant présent ne pourrait exister sans faculté d’oubli. » (F. Nietzsche, « La généalogie de la morale »)

Friedrich Nietzsche.

Mémoire et oubli sont liés, et aussi nécessaires l’un que l’autre. Si j’étais en incapacité de sélectionner consciemment ou inconsciemment ce qui m’a blessée, heurtée ou apporté de la joie, je ne pourrais plus vivre sereinement. Il est donc parfois nécessaire d’oublier pour vivre.

Oublier pour vivre

Si l’on ne peut vivre sans mémoire, l’oubli est une fonction tout aussi utile dans la vie. Il n’est pas qu’une déficience de la mémoire. Il est aussi une force, sans laquelle il nous est impossible de vivre dans le présent. Digérer le passé, voilà un impératif essentiel à l’équilibre psychique. C’est l’oubli qui nous permet de rompre avec les douleurs du passé, de donner un sens nouveau à notre vie. Oublier c’est renaître.

En prenant de l’âge, j’oublie – un peu – mes fables de La Fontaine. Je fais alors la même expérience que celle des patients Alzheimer, celle des interstices, des manques que l’indiçage vient aider à combler.

Indicer, c’est amorcer, c’est tendre la main, c’est donner des indices, comme le fait le « souffleur » pour l’acteur pris par le blanc du trac. Indicer, c’est ce que je fais lors du rappel différé d’un test de mémoire. Je donne une syllabe, une catégorie de mots, un synonyme et là, par magie, le déroulement des choses apprises et des souvenirs afflue. Je fais de même quand je connais l’histoire biographique d’un patient, en tissant des liens entre des mots pour qu’une phrase signifiante apparaisse. Et d’un seul trait, le récit d’une vie surgit. Essayez. Vous verrez. C’est simple, et le succès est toujours au rendez-vous…

L’oubli comme manque

Voyons dans un premier temps ce que représente l’oubli comme part négative de nous-mêmes, en tant que déficit péjoratif, surtout lorsque nous avons atteint un certain âge, que nos fonctions cognitives s’amenuisent.

« J’ai complètement oublié d’aller à ma consultation mémoire, c’est fou comme ça m’a fait du bien ! » me confie, enchantée Germaine, 92 ans (score Mini Mental State, ou MMS, de 12/30, synonyme d’une maladie d’Alzheimer à un stade évolué).

« C’est incroyable ! Mon père a complètement oublié ce qu’il a fait pendant la dernière guerre, pas nous ! », me glisse cette fille dont le père était collaborateur.

L’oubli peut nous rendre fou… d’inquiétude ! Il procure un sentiment d’insécurité, nous fait douter de qui nous sommes, vaciller dans un monde étrange et déréalisé : les objets, les lieux, les personnes se dérobent et nous échappent. Pour cette raison, sans doute, nous le pensons généralement sur un mode négatif, tour à tour comme perte, soustraction, effacement, confusion, déni, détérioration, trouble, négligence, carence, lapsus, omission, distraction.

Mais l’oubli peut pourtant s’avérer bienfaisant, aider à supporter l’insupportable de l’anéantissement de l’esprit, chez les malades d’Alzheimer.

L’oubli comme consolation

« Tiens, ils sont charmants ces serveurs, et puis ces soubrettes ! bien mignonnes ! », dit Raymond, 91 ans (score MMS irréalisable), à la porte de sa chambre dans un service de long séjour pourtant lugubre. Et d’ajouter : « Moi je vais au restau 3 fois par jour, et puis je danse, je fais la fête, c’est le printemps vous savez ! ». Dehors il pleut, le ciel est lui aussi lugubre, pesant, et le patient est totalement dépendant, en fauteuil roulant. Son épouse est décédée et ses enfants ne viennent plus guère le voir. Et de toute façon, il ne les reconnaît pas et préfère les « soubrettes ».

Que nous disent ces patients ? Que les souvenirs les plus douloureux, « grâce » à la maladie de l’oubli, n’existent plus. Et ce faisant, une nouvelle vie peut commencer, avec chaque jour du nouveau. Chaque moment est vécu pleinement, sans passé, sans futur, sans obstacle. Et le réel ne vient en aucun cas le troubler.

Dans À la recherche du temps perdu, le narrateur cherche l’oubli et trouve la mémoire. « La réalité ne se forme que dans la mémoire », écrit son auteur, Marcel Proust, dans Du côté de chez Swann. Et il a alors cette formule étonnante : « les fleurs qu’on me montre aujourd’hui pour la première fois ne sont pas de vraies fleurs ».

Marcel Proust. Dutch National Archives, CC BY

Il s’agit ici de la mémoire involontaire et sensorielle, la seule qui ait une valeur poétique selon Proust, et non de la mémoire volontaire, de travail, rationnelle, consciente, explicite, intellectuelle, cognitive, qui ne parvient pas, malgré nos efforts, à nous restituer vraiment le passé. La mémoire à long terme, inconsciente, non déclarative, implicite, est celle des sens. Elle progresse de manière souterraine, à travers l’oubli. Oublier aussi longtemps et aussi profondément que possible, tomber dans le gouffre de l’oubli, n’est-ce pas une façon de fuir le vieillissement et la mort, la disparition ?

L’oubli systématique peut d’ailleurs être une porte de sortie, un moyen assuré d’être d’une certaine façon sans passé. Le trou de mémoire, par exemple, peut apparaître d’un point de vue psychanalytique comme une suppression magique de tout ce qui le précède, notamment un vécu traumatique.

Les vertus de l’oubli

L’oubli serait alors le pharmakon, c’est-à-dire à la fois remède et poison, de l’Alzheimer : aux stades évolués de la maladie, poison pour la société et les aidants, et médicament pour celui qui, de par son anosognosie n’en souffre plus, ne se connaissant pas oublieux.

« Maman a oublié qu’elle était très autoritaire, c’est drôle avec l’Alzheimer elle est devenue comme une petite fille » me raconte cette femme, qui visiblement reste traumatisée par le caractère intransigeant de sa mère lorsqu’elle était institutrice. Oublier, c’est perdre, de façon volontaire ou non, définitive ou momentanée, normale ou pathologique, le souvenir d’une personne, d’un évènement ou d’une chose. Mais c’est aussi se protéger de souvenirs par trop traumatiques ou envahissants, ne l’oublions pas !

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