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Michel Serres à la librairie Dialogues à Brest, Finistère, le 30 octobre 2014. Wikipédia

Michel Serres, « accoucheur » d’un nouveau monde

Karl Marx estimait que tous les philosophes avant lui ne faisaient qu’expliquer l’ancien monde, alors qu’il fallait le transformer. Michel Serres a fait, sans doute, mieux : il a expliqué un nouveau monde, dès les premiers signes de son émergence. Notre monde du XXIesiècle. Global, interdépendant, interconnecté et instantané.

Il n’était donc pas un philosophe parmi d’autres, mais la boussole, unique, pour comprendre le sens de la vie humaine, en ce début de nouveau millénaire, où l’Humanité vit un changement inédit de son mode de fonctionnement.

La vie

D’abord, que veut dire – vivre, quand on survole la vie de Michel Serres ? C’est naître. Quelque part (lui, il était né en terre gasconne, qui fécondera son esprit jusqu’à son dernier souffle). Grandir. Apprendre. Évoluer. Changer. Choisir et piloter son destin. Réfléchir. Écouter. Échanger. Écrire. Transmettre. Mourir. Et rester avec nous, les vivants, par la puissance de ses idées qui nous dépassent.

Sa vie fut un hymne à la joie. Une ode à la pensée qui interroge l’essentiel. « Penser, c’est inventer, pas imiter ni copier », écrivait-il dans son livre Le gaucher boiteux, paru en 2015.

Inventer, c’est être différent. Comme un gaucher l’est, entouré de droitiers (Michel Serres était gaucher). La vie n’est jamais linéaire, mais toujours sinueuse. Ce qui nous oblige constamment à « bifurquer » (le verbe particulièrement cher au philosophe). Autrement dit, déranger l’ordre établi, sortir des clous, se renouveler, se remettre en cause, se réinventer. Renaître, chaque jour. Comme solution de survie. Pour, in fine, donner du sens à cette courte parenthèse entre la naissance et la mort qui s’appelle la vie.

Inventer, c’est aussi, nécessairement, être un optimiste, tourné vers l’avenir. A savoir, avancer à rebours dans une France trop souvent rongée par le doute, rattrapée par ses démons du passéisme. Armé d’une audace confinant à l’obstination, Michel Serres combattait, toute sa vie durant, ces « grands-papas ronchons », ô combien nombreux, avec leur refrain « c’était mieux avant », qui empêchent la France d’aller de l’avant.

Le monde

Ensuite, dans quel monde vivons-nous, actuellement ? Là-dessus, Michel Serres fut le pionnier, qui a découvert et décrit, dans les grandes lignes, un changement de monde. Une véritable transmutation du paradigme civilisationnel, à l’échelle planétaire. Un moment rarissime dans l’histoire universelle, car les mêmes mots de base ne signifient plus la même chose qu’avant.

Prenons, par exemple, le temps. Quelle accélération frénétique ! Comme si nous étions tous devenus des passagers d’un supersonique sorti des radars au milieu des turbulences, alors hier encore nous conduisions nos voitures sur des routes, avec des panneaux indiquant la direction et la vitesse réglementées.

Et l’espace ? Sous les effets de nouvelles technologies digitales, notre planète se rétrécit comme un linge lavé à une température supérieure à la notice : du coup, elle devient minuscule.

Le travail ? Un travail dans un bureau, délimité par des murs, et réglementée par les injonctions légales, n’est-il plus qu’une relique, égarée dans un écosystème, où chacun peut (et souvent doit) « travailler » 24 heures sur 24 : travailler (pour revenir aux sources du mot), cela veut dire, à l’heure où nous sommes, brancher son cerveau et produire une activité, en interconnexion avec Autrui. Notre « bureau » ? C’est notre smartphone !

La presse écrite ? Elle est dépassée par l’ouragan de l’actualité instantanée. Ne suit-elle pas ainsi le triste exemple des scribes ayant disparu à l’époque de l’imprimerie ? Comparez le nombre de gens, en lieux publics, qui lisent et s’informent via leurs smartphones et tablettes, à celui de lecteurs de journaux sous forme de papier, et tirez-en les enseignements qui engagent l’avenir.

Enfin, permettez-moi une touche très personnelle. Professeur de géopolitique, je me demande tous les jours pourquoi je dois continuer à prendre un train ou un avion pour aller en classe à des centaines et des milliers de kilomètres de mon domicile à Suresnes, en Afrique, en Asie et ailleurs, tandis que la logique de l’évolution du monde me pousse à rester chez moi, avec mon adorable chatte Tanya, ma muse ronronnant sur mes genoux, et donner mes « cours » (sont-ils vraiment des « cours », ou plutôt des invitations aux interactions instantanées, lancées à tout le monde, partout dans le monde ?) sur Facebook Live…

Michel Serres avait anticipé cette nouvelle civilisation. Celle du clic, l’ADN du XXIe siècle. Un clic qui rend possible, voire banal, ce qui était auparavant inimaginable. Un clic qui balaie toutes les frontières et certitudes d’antan. Qui permet à chaque habitant de la Terre d’accéder, en une fraction de seconde, à l’ensemble des connaissances, élaborées par les humains, depuis le début de leur existence. Un clic qui rythme nos vies et notre nouveau monde, où Wikipédia enterre les bibliothèques et où ceux qui n’ont pas de compte Facebook auraient quelque chose à cacher.

« Petite Poucette » (le personnage féminin, provenant du Petit Poucet, inventé, en 2012, par Michel Serres pour décrire chacun de nous, vivant partout dans l’environnement digital) tient, entre ses mains, grâce à son smartphone, le monde entier. Un peu comme Saint-Denis, évêque de Lutèce, qui portait jadis sa tête coupée sous le bras. Ayant en principe la possibilité d’accéder, en un clic, à tous les lieux et tous les habitants de notre planète commune, Petite Poucette devient ainsi « le premier véritable individu de l’Histoire ». Un acteur de son changement.

La méthode

Enfin, avec quelle clé méthodologique expliquer la vie et le monde ? Pour Michel Serres, la réponse était évidente : la pluridisciplinarité, « l’interdisciplinarité », « l’interpénétration », qui englobe mathématiques, physique, chimie, écologie, sociologie, psychologie, économie, politique, géopolitique, bref, toute l’infinie panoplie du savoir humain. Qui « enjambe les analyses et prépare les synthèses ».

Encore une idée neuve et dérangeante – dans une France habituée au « séquençage » thématique – que préconisait cet infatigable bâtisseur de ponts et de passerelles, là où d’autres s’acharnent à bricoler les murs. Décloisonner tous les savoirs et toutes les expériences, à l’instar des génies de la Renaissance, était son principal défi. Marier corrélation et causalité, dans un macrocosme, où tout est lié à tout et tout dépend de tout, était sa projection vers le futur.

Pour ce faire, Michel Serres était animé, dans l’inspiration de Socrate et de Leibniz, par ce qu’il appelait lui-même « le souci de la globalité » dans le « flux temporel le plus long possible ». Homme des confluences, il a épousé le monde, dans sa globalité.

Michel Serres voulait, « avant de mourir, devenir sage-femme et aider à l’accouchement du nouveau monde ». Vu sous cet angle, les jeunes générations, qui tiennent, en main, l’univers du XXIe siècle, sont ses enfants.


Alexandre Melnik est l’auteur de « Reconnecter la France au monde. Globalisation, mode d’emploi » (Eyrolles, Atlantico, 2014).

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