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Mid-terms : la démocratie américaine contrariée

Le 22 octobre, à New York, émission spéciale présentée par Angela Rye sur les mid-terms. Bennett Raglin/AFP

Les élections mid-terms du 6 novembre aux États-Unis suscitent de nombreux espoirs chez les démocrates. Rappelons qu’il s’agit de renouveler en totalité la Chambre des représentants : 435 députés (qui représentent la population de façon plus ou moins proportionnelle) et un tiers du Sénat (où 33 sièges de sénateurs sont à renouveler). D’autre part, de nombreux scrutins auront lieu à cette même date, notamment l’élection de 36 gouverneurs d’État.

Bien évidemment, les médias s’interrogent pour savoir si ces élections fonctionneront comme un référendum sur la présidence Trump, deux ans après l’élection de ce dernier qui a surpris la quasi-totalité des observateurs politiques. L’immense majorité des médias et des intellectuels avait pris position contre Trump et les sondages semblaient prédire une victoire plutôt facile à sa rivale Clinton.

Ce raté de 2016 induit une certaine méfiance ou réserve à l’endroit des sondages actuels qui indiquent une victoire des démocrates à la Chambre des représentants, mais aussi une bonne capacité de résistance des républicains abusivement appelés « conservateurs » tant ils se sont déportés vers la droite. Ils correspondent souvent à ce qu’en Europe on appelle l’extrême droite. Les démocrates, pour leur part, se sont également déportés vers la droite sur le plan économique.

On peut comprendre que divers groupes, comme les Noirs ou le mouvement LGBT, soient particulièrement mobilisés contre Trump et une proportion significative des femmes. Le président américain instrumentalise la colonne de migrants en provenance du Honduras pour mobiliser sa base en jouant sur la peur et il continue à favoriser la destruction de l’environnement sans que ceci soit un thème de campagne important.

L’affaire des colis piégés envoyés aux opposants démocrates de Trump, y compris l’acteur Robert de Niro, n’est pas élucidée, même si un suspect, ardent supporter de Trump, a été arrêté. Elle permet au président américain de reprendre ses attaques contre les médias.

Quant au massacre commis dans une synagogue à Pittsburgh (au moins 11 morts), le samedi 27 octobre, il souligne une nouvelle fois que les lois sur le port d’armes conduisent à des morts évitables. Trump, qui depuis Charlottesville en 2017, ne cesse d’attiser les haines, le racisme et l’antisémitisme, ne fait rien pour régler ce problème, bien au contraire. Il est un facteur important dans la brutalisation des États-Unis – ce qui conduit certains, comme Jason Stanley, professeur à Yale à parler de « fascisme ».

Il ne s’agit cependant pas, ici, d’ajouter aux commentaires politiques quant aux résultats attendus de ces mid-terms, mais d’appréhender ces élections dans le contexte des institutions.

La terrible injustice des institutions américaines

En dépit, ou peut-être à cause, des déclarations outrancières de Trump, celui-ci a vu sa popularité grimper dans les derniers mois, mais sans jamais atteindre une majorité. Il a enregistré une victoire aux conséquences énormes lorsque le juge Kavanaugh a été confirmé à la Cour suprême par le Sénat américain. Ce juge qui était un proche de George W. Bush qui, du reste, l’a soutenu dans le processus de confirmation, est non seulement opposé à l’avortement et a été accusé de harcèlement sexuel, mais il est aussi opposé aux lois protégeant les travailleurs ou l’environnement. Un réactionnaire sur les plans social et sociétal.

Cette victoire de Trump indique que lorsqu’il s’agit de défendre leurs intérêts de classe, celle que Sanders appelle « la classe des milliardaires », les républicains de toute obédience, qu’ils aient déclaré s’opposer à Trump ou le soutenir, savent mieux retenir la leçon d’Antonio Gramsci sur l’hégémonie que les démocrates : ils ont fait bloc pour soutenir Kavanaugh, comme ils font bloc pour faire baisser les impôts des plus favorisés ou augmenter les crédits militaires, avec l’aide d’un bon nombre de démocrates sur ce dernier point.

Cette victoire républicaine au Sénat n’a été possible que grâce à la terrible injustice des institutions américaines. Étant donné que chaque État fédéré a le même nombre de sénateurs, la Californie avec ses presque 40 millions d’habitants a deux voix au Sénat pour confirmer les juges, tout comme le Wyoming qui ne compte qu’un peu plus de 500 000 habitants. Dans un cas, un sénateur représente environ 20 millions d’électeurs, dans l’autre moins de 250 000. La Californie a plus d’habitants que 13 petits États combinés, mais le rapport de voix au Sénat est de 26 contre deux.

Ces petits États sont moins divers sur le plan ethno-racial et, en général, plus conservateurs que la Californie. Il n’est donc pas faux de dire que Kavanaugh doit sa nomination à la Cour suprême aux ultra-réactionnaires autour de Trump et de Bush avant lui, mais aussi, et surtout, à la terrible iniquité du système politique américain.

Les progressistes ont donc toujours un obstacle structurel à franchir pour s’imposer dans les batailles qui se déroulent au Sénat. Trump lui-même doit son élection à l’injustice des institutions américaines puisqu’il a été élu, tout à fait légalement, avec presque trois millions de voix de moins que sa rivale. Dans trois États clés, il n’a devancé Clinton que d’environ 80 000 voix, mais a empoché les grands électeurs du collège électoral. Cette injustice inscrite dans la loi est souvent oubliée dans les commentaires qui se focalisent sur les personnalités ou déclarations des candidats.

Le poids de « la fraude de la fraude »

Autre facteur déterminant dans l’élection présidentielle de 2016, et qui le reste pour ces élections de mi-mandat : « la fraude de la fraude ». Un grand nombre d’électeurs ou d’électeurs potentiels sont éliminés des listes électorales par le GOP, le parti républicain, au nom – précisément – de la lutte contre la fraude.

En réalité, la fraude est du côté des soi-disant combattants anti-fraude : il s’agit d’éliminer un grand nombre d’électeurs des minorités, surtout noirs, en arguant du fait qu’ils seraient inscrits plusieurs fois sur les listes électorales. Les radiations sont opérées sur la base d’un même nom alors qu’il n’est pas rare que diverses personnes aient le même prénom et le même nom.

On peut en effet trouver un Paul Johnson dans plusieurs États ou même plusieurs personnes qui ont ce même nom. C’est la raison pour laquelle aux États-Unis on demande d’ajouter l’initiale du deuxième prénom pour éviter les confusions. Or, en ne prenant pas en compte cette initiale, les soi-disant combattants anti-fraude s’assurent qu’ils excluent du vote des citoyens qui en aucun cas ne fraudent.

Les patronymes le plus souvent portés par des Noirs, des Hispaniques ou des citoyens d’origine asiatique sont le plus fréquemment concernés par les radiations. Ce système a été déterminant dans la victoire de Trump car les citoyens radiés dans les États de « la ceinture de la rouille » (rust belt ou États industriels) qu’il a gagnés de peu étaient surtout des Noirs qui auraient majoritairement voté pour Clinton. Ce système de radiation raciste, qui se présente comme une lutte, contre la fraude est particulièrement fréquent dans certains États du Sud comme la Géorgie. Il accorde un autre avantage substantiel aux républicains.

Charcutage électoral

Aux États-Unis, chaque État fédéré est responsable de la carte électorale qui redessine les circonscriptions en fonction des changements démographiques. Les États dirigés par le GOP – une majorité – ont pratiqué diverses formes de charcutage électoral (gerrymandering) qui permet à ce parti de dominer les assemblées même lorsqu’il est minoritaire en nombre de voix. Le cas de la Pennsylvanie est le plus souvent cité car les effets du charcutage électoral y sont les plus marqués.

Les élections américaines, par ailleurs, ont lieu un mardi, ce qui empêche un certain nombre de travailleurs d’y participer, et il est courant d’utiliser des machines à voter. Or ces machines à voter sont souvent peu fiables et peuvent être facilement hackées. L’absence de fiabilité du mode de vote par machine a été démontrée lors de l’élection de 2000 en Floride. Il n’est pas totalement erroné de penser que George W. Bush doit son élection à la fraude facilitée par des machines à voter et la décision de la Cour suprême. Le système traditionnel des urnes et bulletins papier est bien plus fiable que le vote électronique.

Il est significatif qu’une lettre-pétition publiée par The Nation et signée par de grands noms de l’intelligentsia américaine appelant à des réformes visant à sécuriser le vote en le protégeant du hacking n’ait pas été présentée et discutée dans la plupart des médias. Les auteurs y appellent à une lutte contre la fraude venant de l’étranger, mais aussi des États-Unis eux-mêmes, ce qui devrait préoccuper tous les citoyens américains.

La couleur de l’argent

Last but not least, il faut parler du rôle de l’argent dans les élections et dans le fonctionnement de la démocratie américaine. La Cour suprême américaine a favorisé l’influence de l’argent dans la politique par divers arrêts dont le plus connu est « Citizens United » en 2010 qui vient après la décision de 1976 connue sous le nom de « Buckley v Valeo ». Deux chercheures françaises ont particulièrement bien étudié ce rôle de l’argent, Anne Deysine qui a publié un ouvrage sur la Cour suprême et Julia Cagé qui s’est intéressée au « prix de la démocratie », notamment aux États-Unis.

Les élections de mi-mandat n’échappent pas à la règle et le titre du livre de Greg Palast, publié en 2002 reste pertinent pour toutes les élections : The Best Democracy Money Can Buy. Palast a réalisé un film portant le même titre après l’élection de Trump. Il y reprend une déclaration du candidat affirmant que le système politique américain est truqué (« the system is rigged ») pour ajouter qu’effectivement le système est bien truqué… mais par Trump lui-même et ses soutiens.

Le Parti démocrate, qui avait déjà dépensé plus que le GOP en 2016, n’a pas retenu la leçon de Sanders qui avait montré que l’on pouvait faire campagne dans de bonnes conditions en collectant de petites sommes d’argent auprès de citoyens ordinaires. Il est resté proche de la classe des donateurs pour ces élections de 2018 (voir ici le tableau des donateurs par somme et préférence idéologique).

L’argent corrompt la démocratie, à tel point que des chercheurs s’interrogent quant à l’existence même de la démocratie. Benjamin Page et Martin Gilens ont publié un ouvrage au titre explicite qui fait écho à celui bien connu de Tocqueville : Democracy in America ? Les élections de mi-mandat sont « à vendre » comme les présidentielles. Mais cette fois encore, comme avec Sanders lors des primaires de 2016, des exemples de contournement des puissances d’argent existent.

Ainsi au Texas, un État traditionnellement « rouge », c’est-à-dire républicain, Beto O’Rourke, le candidat démocrate a refusé le financement par des PAC (Political Action Committees), c’est-à-dire des gros donateurs institutionnels, privilégiant des petits dons émanant des citoyens ordinaires. Il a, face à lui, le sénateur Cruz un réactionnaire autrefois anti-Trump mais rallié à sa cause.

Même s’il perd, O’Rourke aura montré, à la suite de Sanders, qu’il est possible pour les démocrates de briser la dépendance vis-à-vis du monde des affaires. Les dons du monde du business sont toujours des investissements dans les décisions politiques à venir.

L’abstention, un signe de dysfonctionnement majeur

Les mid-terms ne mettront pas fin à la crise de la démocratie qui affecte toutes les démocraties occidentales, et plus particulièrement les États-Unis, et qui se lit dans les taux d’abstention. Si environ 60 % des Américains participent à l’élection présidentielle, ils et elles ne sont plus que 40 % pour les élections de mi-mandat.

L’abstention est bien évidemment un signe de dysfonctionnement majeur dans n’importe quelle démocratie. Les citoyens qui ne participent pas, ou plus, au processus de choix des politiques sont souvent désabusés vis-à-vis d’un système qui ne prend pas en compte leurs problèmes ou leurs souhaits politiques, comme l’établissent magistralement Page et Gilens.

La désaffection conduit à l’abstention mais aussi à des choix qui se portent sur des démagogues, comme en 2016 aux États-Unis, ou des comportements hors du champ politique qui sont soit violents, comme on l’a vu avec les manifestations de l’alt-right (extrême droite) à Charlottesville en 2017, soit un repli dans la drogue et l’apathie.

Il n’est pas certain que les élections de mi-mandat conduisent à une déroute ou même une défaite de Trump, quasi-unanimement haï ou honni par les intellectuels. Mais il est déjà très clair que les mid-terms, comme les élections précédentes, sont sous l’emprise de la « fraude de la fraude », de l’argent qui sert les régimes ploutocratiques et du refus de changer institutions et technologies qui entravent l’expression démocratique des citoyens américains.

La démocratie est toujours invoquée aux États-Unis, mais elle n’y a pas que des amis.

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