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Migrants : des morts au nom de la loi ?

Près de Sangatte (nord de la France), en 2008. No Border Network/Flickr, CC BY

Alors que les 43 morts à Gênes lors de l’effondrement du pont ont suscité une vive émotion, l’inondation simultanée en Karala en Inde causant presque 400 morts ou l’attentat au Yémen le 9 août tuant 40 enfants n’ont pas provoqué la même indignation. Le phénomène de la hiérarchisation des vies humaines dans le deuil a été bien démontré par Judith Butler.

En revanche, peu d’attention a été accordée à la manière dont les acteurs politiques et bureaucratiques hiérarchisent des vies humaines dans la (non)décision politique. A priori, les bureaucraties semblent l’incarnation de la rationalité wébérienne en se fondant sur des règles générales et sans distinction de personne. Et pourtant, la gestion migratoire européenne démontre que l’on peut discriminer dans le droit à la vie tout en gardant l’apparence d’une gestion rationnelle et équitable.

L’inégalité des vies se reflète dans les pratiques d’analyse de risques par les agences européennes comme Frontex. Cette analyse privilégie la protection des frontières sur la protection des vies. En effet, même si le nombre de migrants arrivant à l’intérieur de l’Union européenne a diminué à un niveau comparable à la période avant 2014, le risque que des migrants meurent en traversant la Méditerranée a augmenté.

L’Organisation internationale des migrations (OIM) affirme que de plus en plus de migrants meurent chaque année en tentant de rejoindre l’Europe : de 4 sur 1 000 en 2015 à 14 sur 1 000 en 2016 et même à 24 sur 1 000 en 2018. Comment comprendre cette dépréciation annuelle de la vie des migrants ?

Un regard plus attentif au cadrage de la mort des migrants peut donner une première réponse à cette question. On peut identifier trois rationalités dominantes pour comprendre la mort des migrants. Ces rationalités permettent aux États européens de nier toute responsabilité pour ces « pertes humaines ».

La rationalité « policière »

La première rationalité « policière » présente les morts comme une conséquence inévitable du désordre légal. De manière récurrente, les responsables politiques et les organisations internationales expliquent que ces morts sont le résultat des activités criminelles des passeurs. Ainsi, selon le président de la Commission Junker :

« Nous devons agir, au soutien de la Libye, pour lutter contre les passeurs et renforcer le contrôle aux frontières afin de réduire le nombre de personnes entreprenant des voyages périlleux à destination de l’Europe. »

Le ministre de l’Intérieur italien Matteo Salvini déclare dans ce sens : « Je veux mettre fin à ce trafic d’êtres humains ».

Pour ces décideurs les passeurs feraient voyager les migrants en direction des côtes européennes sur des embarcations de fortune surpeuplées dans des conditions périlleuses. Depuis 2016, même certaines ONG de sauvetage en mer sont accusées de complicité avec le réseau de passeurs et d’inciter aux traversés périlleuses. Le problème des morts des migrants serait alors dû essentiellement à une activité exploitatrice et illégale.

Selon ce récit, afin de réduire ces décès, nous devons éliminer le trafic des personnes. Ce point de vue a été largement contesté par des universitaires et des acteurs de la société civile lui reprochant d’ignorer les conditions structurelles de la mortalité, c’est-à-dire le durcissement des politiques frontalières et l’insuffisance des voies légales qui rendent les migrants dépendants des passeurs s’ils aspirent à rejoindre l’Europe pour déposer leur demande d’asile.

En Méditerranée, à l’été 2015. Irish Defence Forces/Flickr, CC BY

En effet, demander l’asile dans les États européens implique toujours un périple dangereux et en quelque sorte de « rompre la loi ». Cette rationalité policière repose sur l’idée qu’il suffirait de renforcer la loi pour mettre fin à ces décès.

La rationalité bureaucratique

La seconde rationalité – celle de la rationalité bureaucratique – efface la responsabilité des États européens pour ces morts en Méditerranée en délégant des compétences. Cette délégation est devenue le fondement de l’irresponsabilité de la majorité des États européens se référant désormais aux contraintes légales pour expliquer leur attentisme.

Depuis 2000, les États européens sous-traitent, de manière grandissante, la gestion migratoire à des acteurs privés et à des États non-européens. Récemment, lors du sommet européen du 29 juin 2018, les États européens se sont mis d’accord sur l’idée de « plates-formes de débarquement » hors de l’Union européenne pour trier les migrants « méritants ». Ce processus connu sous le nom d’externalisation est justifié par des arguments d’efficacité, d’humanitarisme et partage de fardeaux.

Il est affirmé qu’il est risqué pour les migrants de traverser la Méditerranée et leur bien-être serait mieux réalisé « chez eux » ou dans les pays voisins. La délégation des compétences s’opère également à l’intérieur de l’Union européenne notamment à travers la régulation de Dublin (1997, 2003, 2013). Cette régulation oblige les demandeurs d’asile à enregistrer leur demande dans le premier pays européen dans lequel ils mettent les pieds. Ceci rend uniquement une petite minorité des États européens responsables pour la grande majorité des demandes d’asile, notamment l’Italie et la Grèce.

Arrivée à Paris de la « Marche solidaire » entamée à Vintimille (Italie) en juin 2018. Jeanne Menjoulet/Flickr, CC BY

En réalité, cette politique déplace la responsabilité vers les pays périphériques formant un cordon sanitaire. La grande majorité des États européens peut justifier leur non-intervention en se référant aux normes légales. La prétendue division rationnelle des compétences et des responsabilités obscurcit la manière dont les leaders européens ont produit leur propre irresponsabilité.

Selon le porte-parole du président français Benjamin Griveaux en cas de détresse, c’est la côte la plus proche qui assume la responsabilité de l’accueil. Si un bateau avait la France pour rive la plus proche, il pourrait accoster », « c’est le respect du droit international ».

La rationalité de l’efficacité

La troisième – la rationalité de l’efficacité – insiste sur une pénurie des ressources. Certains peuvent se référer à une insuffisance d’emplois, d’autres à une insuffisance des structures d’accueil appropriées.

En 2015, des autorités slovaques ont clamé qu’elles étaient incapables de recevoir des migrants en raison d’un manque de mosquées…

L’argument principal se présente ainsi : les États européens auraient uniquement des capacités d’accueil limitées – ce qui les empêche de recevoir les migrants de manière digne. Comme le disait l’ancien premier ministre Michel Rocard :

« La France ne peut pas accueillir toute la misère du monde. »

Ils se réfèrent à un point de basculement imaginaire au-delà duquel les sociétés européennes passeraient de la cohésion sociale à un chaos économique, social, culturel et politique. Est-ce que les morts des migrants à la frontière sont préférables à un tel chaos ? Même si cette pensée ne se réfère pas aux normes légales per se, il se réfère aux lois de l’homo economicus selon laquelle tout comportement individuel est animé par le désir d’une maximisation du profit.

Une compréhension uni-dimensionnelle de la loi

Ces trois rationalités reflètent une compréhension uni-dimensionnelle de la loi, comme si elle n’était pas dépendante d’une interprétation. Niant toute capacité d’agir, elles obéissent à un système de règles et de lois qui prétendent être neutres. La décision de la chancelière allemande en 2015 d’ouvrir temporairement les frontières aux migrants était critiquée par certains États européens, pointant à son manque de respect pour les règles de gestion migratoire européenne comme Dublin. Aujourd’hui, le système de délégation et la référence aux lois se sont amplifiés et banalisés pour rendre l’accueil solitaire des migrants presque illégal, irrationnel et immoral.

Le cadrage des morts des migrants comme subordonnées à des normes légales, bureaucratiques et économiques permet aux États européens de cadrer leur rôle dans cette tragédie de manière passive.

Dans la logique des accords de Dublin, ce sont surtout les pays périphériques de l’Union européenne qui sont censés accueillir les migrants arrivant par voie maritime. Toutefois, même les dirigeants de ces pays pointent désormais la responsabilité de l’Union européenne dans ce domaine.

La récente dispute sur l’accueil des migrants du navire Diciotti démontre à quel point l’UE peut devenir le bouc émissaire derrière lequel les dirigeants y compris anti-européens se cachent pour refuser toute responsabilité dans la mort des migrants. Sous prétexte de principe européen de répartition du « fardeau », le gouvernement italien et son ministre Salvini ont ainsi longtemps refusé d’accueillir sur leur sol les migrants de ce navire, tout en acceptant sans vergogne de mettre leur santé voire leur vie en péril.

Un peu comme les hommes d’État grecs se référaient aux oracles de Delphes pour décider/justifier une entrée en guerre, les décideurs européens feignent de se soumettre à la pureté des lois pour laisser mourir en toute moralité.

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