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Morts et résurrections de l’État islamique en Irak

Mossoul, le 13 juillet 2017. Safin Hamed / AFP

Le 10 juillet 2017, le premier ministre irakien Haïdar al-Abadi annonçait, non sans un certain triomphalisme, une « victoire totale » à Mossoul, « pour l’Irak et l’ensemble des Irakiens ». De toute l’histoire du conflit irakien, cette bataille restera indiscutablement l’une des plus âpres et des plus sanglantes. Marque-t-elle toutefois la « défaite » de l’État islamique, comme s’aventurent à le conjecturer les plus optimistes ? Rien n’est moins sûr, et les raisons de cette incertitude sont multiples.

Des ressources pour se régénérer

L’organisation djihadiste dispose tout d’abord d’une assise solide en Irak, temporelle comme spatiale, et c’est dans ce pays que ses figures les plus influentes (dont un grand nombre disparu aujourd’hui) ont fait leurs armes dès la période d’occupation étrangère (2003-2011). Malgré de lourds revers essuyés au cours des derniers mois, ses membres conservent des convictions intactes, façonnées par une idéologie qui a déjà survécu à ses déboires passés et continuera de projeter son ambition panislamiste au-delà d’une matérialisation territoriale mise en défaut.

Les conditions de la reconquête de Mossoul par les forces irakiennes et la coalition ne sont, de surcroît, pas sans rappeler certaines séquences antérieures du conflit, lesquelles n’eurent jamais entièrement raison de cette organisation. Pour cause, celle-ci s’est en large part bâtie sur une aliénation sunnite qui a trouvé dans le djihadisme son expression la plus radicale. L’État islamique n’est pas qu’un simple mouvement terroriste.

Ce dernier est aussi l’aboutissement d’une violence qui ne quittera pas de sitôt les terres et communautés au sein desquelles il s’est développé et qui lui offrent d’ores et déjà toutes les ressources pour se régénérer.

L’État islamique, une réalité locale à part entière

La reprise de Mossoul sanctionne-t-elle la fin de l’État islamique en Irak ? Voici naturellement la question qui a rapidement émergé dans la foulée de la déclaration d’Abadi, venu saluer ses troupes dans la ville dévastée. Et la réponse ne s’est pas fait attendre : le jour même, les bombardements alliés se poursuivaient et de nouveaux affrontements sanglants opposaient les forces irakiennes aux djihadistes dans la vieille ville ainsi qu’aux abords de ses quartiers occidentaux.

Relevons que depuis les premières batailles contre le groupe djihadiste après sa percée de 2014, la question de sa mise en échec s’est toujours posée, et un bref panorama des autres territoires et villes dits « libérés » apportent certains éléments de réponse quant à l’avenir le plus probable de Mossoul dans les prochaines semaines et les prochains mois. Non seulement l’État islamique n’a jamais disparu du paysage sunnite mais il s’est déjà redéployé dans plusieurs zones clés dont on le pensait éliminé. L’absence de stabilisation à l’issue des opérations de « libération » éclaire la fragilité de la situation dans des villes telles Tikrit, Fallouja, Ramadi, Hit, Baïji, Baqouba. Autant de territoires où l’État islamique tend à reprendre pied en signant une vague d’attaques tout aussi meurtrières les unes que les autres.

Il en est assez pour déduire, avec pragmatisme, que ce mouvement n’est pas appelé à s’évanouir du spectre local, dont il constitue une composante à part entière depuis de longues années, par-delà ses métamorphoses, revers, recompositions, changements de dirigeants et ses évolutions numériques.

Sa transnationalisation au cours de sa « troisième vie » en Irak ne doit en aucune manière occulter la force de son implantation sociopolitique. Son retour à la guérilla urbaine et à la clandestinité ne constitue pas, de ce point de vue, une quelconque nouveauté mais a tout entier façonné son modus operandi depuis son auto-proclamation à l’automne 2006. Ses combattants, principalement irakiens, connaissent parfaitement les régions où ils opèrent.

L’État islamique dispose, enfin, d’importants relais sociaux et économiques qui, même affaiblis pour l’heure, lui garantissent certaines allégeances et ressources durables. À défaut, il peut compter sur la crainte de représailles parmi les civils et sur leur relative passivité.

Une idéologie qui demeure intacte

Par le passé, l’État islamique a survécu à ses pertes territoriales successives, résilience attribuable à ce profond ancrage de terrain et à l’incontestable puissance de son idéologie qui continuera d’imprégner les esprits. Certes, de larges pans de la population sunnite le rejettent à présent, après l’expérience d’une effroyable tyrannie dont Mossoul porte la première les séquelles. Mais la représentation du monde portée par les djihadistes demeure puissante parmi de nombreux autres segments de cette communauté, surtout parmi les plus jeunes, désocialisés et souvent sans autre repère que le militantisme violent qui les a inexorablement happés.

Les élèves reprennent le chemin de l’école, le 12 juillet à Mossoul. Fadel Senna/AFP

Ajoutons qu’en près de quinze ans de conflit, l’Irak n’a jamais su redéfinir un nationalisme d’État et une citoyenneté apte à offrir une alternative à cette violence, omniprésente, et à la communautarisation rampante qui ronge sa société. L’idée de « califat » ne s’évanouira pas après Mossoul, et sans doute est-il intéressant de se tourner vers ce que l’État islamique en dit lui-même. Loin des affirmations victorieuses de ses ennemis, celui-ci considère que l’épilogue provisoire de la bataille n’est qu’une nouvelle épreuve pour ses combattants et partisans, et aucun cas une défaite.

Les productions de propagande du groupe l’illustrent bien : elles font état des actes héroïques de ses « martyrs » et « soldats » combattant la « coalition croisée » et ses partenaires kurdes et chiites. Il ne s’agit pas seulement ici d’une tentative de sauver la face mais d’une conviction que la lutte se poursuit, dans la lignée de son caractère messianique et apocalyptique qui distingue depuis ses débuts l’État islamique du reste du paysage insurgé. En ce sens, Mossoul devient plutôt une séquence mineure sur laquelle les djihadistes entendent capitaliser pour reconstituer leurs forces et inspirer d’autant plus d’actes violents et revanchards, en Irak comme ailleurs.

Même privé des structures centrales de son proto-État, l’État islamique maintient en effet dans le temps long toutes ses capacités de recrutement et a engrangé suffisamment d’armes et de fonds pour résister durant des années. Il s’appuie toujours et encore sur un discours idéologique qui a fait son chemin au niveau mondial, articulant un imaginaire militant apte à attirer vers lui bien d’autres aspirants au djihad et ceux pour qui le « califat » est irrémédiablement restauré et survivra. L’Europe est la plus exposée à la menace à ce titre.

Le poids des doléances sunnites

Sur le terrain irakien, toute tentative de prospective sur le long cours ne peut faire l’économie d’une réflexion sur les racines de la violence et sur les cadres interprétatifs de l’insurrection irakienne depuis 2003. Celle réflexion touche aux causes profondes de l’émergence de l’État islamique, de son expansion consécutive et de sa rémanence, autour desquelles n’existe, à ce jour, aucun véritable consensus parmi les chercheurs spécialistes du sujet.

De fait, la radicalisation religieuse et l’idéologie politique qui s’y lie ne sauraient expliquer, seules, la spectaculaire endurance du djihadisme dans le pays. Ses succès sont également en large part le produit de sa rencontre avec l’environnement irakien, sunnite en l’espèce, caractérisé par une situation précaire dans laquelle continuent d’évoluer les civils. Il n’est guère surprenant, à cet égard, que la prise du pouvoir de l’État islamique en 2014 ait directement fait suite à une longue contestation populaire dans les principales provinces arabes sunnites d’Irak.

L’ancien premier ministre Al Maliki Nouri.

Ce constat devrait suffire à faire prendre conscience au gouvernement irakien, qui a la charge d’emboîter le pas à une reconstruction et une réconciliation nationales – nécessairement longues et douloureuses – que l’usage sans fin et disproportionné de l’outil militaire ne pourra mettre fin à cette aliénation devenue structurelle au fil du temps. Cet usage aveugle de la force a, d’ailleurs, déjà fait le lit du pire dans un passé encore récent, sous le gouvernement de Nouri al-Maliki dont la répression féroce et indiscriminée contribua de manière significative à l’installation de l’État islamique.

Le bilan humain – plus de 5 800 civils tués dans la seule partie occidentale de Mossoul et des centaines de milliers de personnes toujours déplacées – est, en outre, bien trop lourd pour que les acteurs engagés dans la conflagration se dérobent une nouvelle fois à leur devoir de réformes. La force ne pourra venir à bout des motivations de la violence, abyssale. Une approche systémique s’impose désormais pour faire face à une menace qui n’a pas dit son dernier mot et qui profitera de toute évidence du chaos.

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