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Musique en ligne : le stream finira par payer

Ce texte est publié dans le cadre du partenariat de The Conversation France avec le Séminaire PSL Écosystèmes de médias. La cinquième séance consacrée à la musique s’est tenue le 12 février. Elle a été animée par Sébastien de Gasquet et Jean Charles Mariani, respectivement Secrétaire général et Directeur de la stratégie numérique d’Universal Music France, et par Margaret Kyle, professeur d’économie à Mines ParisTech.


Le streaming relance le marché de la musique enregistrée dont le chiffre d’affaires a été divisé par 2,5 entre 2002 et 2015. Les chiffres publiés par le SNEP font état d’une croissance de 23 % du streaming en 2017, dont 82 % des revenus proviennent des abonnements payants. À l’heure où Spotify annonce son entrée en bourse, le streaming payant pèse 42 % du marché français. Mais au-delà de ce retournement, c’est l’ensemble du modèle économique de la musique qui doit se reconstruire.

Un écosystème touffu

La musique enregistrée à des fins commerciales relève d’un process bien plus complexe que la pratique d’amateur. Et pour cause, l’économie doit y être créée de toutes pièces et opérer à très large échelle. Car la musique est un produit de masse, ses titres se comptent en dizaines de millions, ses consommateurs en milliards. Pour encadrer ces échanges économiques – des millions de disques, des milliers de milliards de clics –, il faut structurer des transactions tout au long du processus créatif, puis dans la médiatisation et la distribution des enregistrements. C’est le rôle des institutions de propriété intellectuelle et du droit des contrats. À quoi s’ajoutent les effets externes de la médiatisation par la radio ou les performances en concert.

L’ensemble de ces transactions et de leurs effets externes sont couverts par des métiers et des organisations industrielles spécifiques : auteurs, compositeurs, interprètes, producteurs, distributeurs, radios, détaillants, sociétés de gestion collective des droits…

La numérisation affecte l’ensemble de cet écosystème : le protocole éditorial de la musique, déterminé par des conditions institutionnelles, techniques, et économiques (voir la première séance) se transforme en mille endroits.

Sébastien de Gasquet détaille la mécanique institutionnelle des contrats accompagnant la création musicale où interviennent auteurs, compositeurs, et interprètes des enregistrements. Ces contrats sont assis sur des droits d’auteur et des droits dits voisins aux règles codifiées.

Outre ces règles de propriété intellectuelle, le dispositif contractuel fixant les interventions des talents et des producteurs est structuré par l’intensité capitalistique de chaque activité. Ainsi, les relations entre le producteur et les interprètes sont-elles encadrées en France par le droit du travail ; les conflits entre artistes et producteurs sont arbitrés aux prud’hommes.

Cette architecture contractuelle – des dizaines d’intervenants parfois pour un seul titre – explique la lourdeur transactionnelle de l’industrie et les économies d’échelle dans la gestion des catalogues et la distribution des œuvres.

La numérisation réduit les coûts de production des enregistrements, permettant désormais aux interprètes de s’autoproduire. Le succès du rap et du hip-hop fait surgir de nouvelles fonctions créatives – beatmaker, topliner, punchliner – jusqu’alors absentes des contrats. L’introduction de logiciels ou d’intelligence artificielle laisse entrevoir de nouveaux modes de création. En outre, les artistes peuvent se médiatiser eux-mêmes via les réseaux sociaux.

Certes, les fan-clubs des yéyés rendaient les mêmes services, mais la combinaison de Facebook, Twitter et Instagram amplifie considérablement le phénomène. Dès lors, l’artiste n’est plus un salarié, mais un entrepreneur cherchant à développer sa marque éditoriale. En résulte une mue du producteur et de la syndication des moyens d’enregistrement et de promotion des artistes.

Enfin, la distribution numérique change l’exposition, la « mise en place » et la vente au détail de la musique. La dématérialisation abolit, certes, des coûts logistiques – impression, stockage, retours – mais elle en crée d’autres pour construire les plateformes, exposer les nouveautés, attirer les consommateurs vers des services payants.

Si la radio conserve un rôle essentiel pour la médiatisation des artistes, elle est concurrencée par YouTube et les réseaux sociaux qui offrent gratuitement une écoute à la demande. Conséquence, le payant se déploie par saccades et ses tarifs restent bas. Malgré ses 70 millions d’abonnés payants, Spotify est accusé de retards de paiement et affiche des pertes autour de 600 millions de dollars.

Retour vers le futur

Comment en est-on arrivé là ? L’histoire de l’industrie musicale des 35 dernières années est un scénario insensé. Tout commence en 1983 avec l’arrivée du CD, une invention quasi-miraculeuse présentée en grande pompe au journal télévisé…

On y voit un journaliste scientifique s’étonner de ce que la musique, autant dire la gaudriole, s’invite dans les progrès de l’électronique. En fait, la musique ouvre à la technologie un champ d’application très grand public. Ce rapprochement d’un art très populaire, générateur de modes, et d’une technologie porteuse d’effets de réseau va formidablement prospérer durant toute la phase de déploiement d’Internet.

Jean‑Charles Mariani retrace l’ensemble des avatars ayant conduit de l’encodage numérique à la révolution du streaming. Le point-clé de cette saga est la complémentarité du média et des équipements. Elle offre d’abord au marché de la musique le boom de la substitution du CD au vinyle. Dans les années 1980 et 1990, les consommateurs rachètent leurs discothèques. Viennent les années 2000 et le déploiement d’Internet. Dans un retournement inouï, la copie du CD qui nourrit le piratage livre aux opérateurs télécoms, équipementiers et autres acteurs du web, des subventions en nature pour déployer leurs marchés.

Le passage du MP3 aux générations successives de peer-to-peer, puis à l’iPod emportant des bibliothèques extraites du CD ou piratées en ligne, le lancement du premier Music Store, le naufrage des systèmes de cryptage (les DRMs), noyés dans l’océan des MP3, et finalement, après déploiement complet des réseaux et des terminaux, la stabilisation progressive du modèle du streaming restaurant le respect des droits, tous ces épisodes dessinent une trajectoire industrielle et technique digne des meilleures séries d’Hollywood.

La conséquence économique de cette métamorphose n’est pas, comme dans le cas du CD, la substitution d’un support par un autre. Pas plus que l’effacement du support au profit d’un clone immatériel comme le proposait le Music Store d’Apple. La rupture vient de l’élargissement de l’accès, de l’abonnement à d’immenses catalogues. Car derrière la façade égalitaire de l’abonnement, se construit une nouvelle répartition des gains, une tarification de la musique à l’écoute.

L’industrie doit donc passer d’un modèle basé sur la vente de disques à un autre où la recette dépend du clic, c’est-à-dire de l’écoute effective des titres proposés. Cette transformation qui affecte tous les signaux économiques du secteur est bien plus qu’un simple changement de support.

L’économie des plateformes

Les médias s’adressent à des consommateurs aux préférences très variées. Ils doivent donc s’efforcer de discriminer les consommateurs en sorte de vendre les produits à ceux qui les valorisent le plus. Les techniques de discrimination sont très nombreuses. Le cinéma pratique une discrimination temporelle – la chronologie des médias – proposant successivement les films à des consommateurs de moins en moins-disant. Mais la technique la plus courante, surtout lorsque les coûts marginaux de diffusion sont faibles, est la vente groupée permettant au consommateur de choisir lui-même ses produits préférés.

Un journal, une revue, un CD, un service de télévision payante fonctionnent selon ce modèle. Le consommateur achète le bouquet et choisit ses articles, ses titres, ses programmes préférés. Le risque est, comme l’explique Margaret Kyle, que le consommateur apprécie moins ce qu’il consomme et se lasse de payer pour tout ce qu’il ne consomme pas.

Dès lors, plus l’offre groupée est large, plus elle attire de consommateurs avec de bonnes chances de les retenir. En cela, l’offre de streaming est a priori plus attractive que celle du CD pour autant que le consommateur – voire lui et sa famille – soit prêt à payer mensuellement le prix d’un CD pour accéder à des millions de titres. On en est là. L’IPO de Spotify devrait consacrer cette étape.

Cependant, la nouveauté radicale des plateformes numériques est qu’elles permettent de suivre, voire de profiler, l’utilité de chaque consommateur et de rémunérer le producteur (et les artistes) au prorata de la consommation de chaque titre. Ni les journaux papier, ni les revues, ni les CDs ne permettaient ce traçage individuel. C’est cette étape qui s’ouvre avec la stabilisation de l’écosystème musical : les grands acteurs du secteur – les majors et les plateformes – vont devoir traiter les milliards de données de consommation individuelle pour positionner leur offre, discriminer les tarifs, contracter avec les autres parties, fixer les règles d’achats de droits et de retour aux artistes. La discrimination numérique est en marche. Dans la musique comme dans la presse en ligne, la vidéo à la demande, comme déjà chez Uber ou Airbnb, les data scientists ont de beaux jours devant eux.

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