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Mutilations, barbarie, torture : peut-on comprendre ces passages à l’acte ?

Francis Bacon a longtemps travaillé sur le « non-naturel » ou la monstruosité. Détail, Head VI, 1949. Hayward Gallery, London

Comment expliquer la brutalité, l’atrocité et les violences gratuites de crimes qui défrayent régulièrement l’actualité ? On pense à Jacques Rançon, contre qui la perpétuité a été requise ce jeudi 22 mars lors de son procès pour deux viols (et meurtres avec mutilations) commis en 1997 et 1998 à Perpignan. Mais aussi à l’incompréhension face au meurtre barbare et gratuit de P.R en août 2007, ancien choriste du groupe Bérurier Noir, assassiné par deux hommes de 19 et 28 ans, à Jaulnay (en Indre-et-Loire).

C’est ce mystère qu’a voulu comprendre – sans jamais chercher à excuser ni à juger – David Puaud, anthropologue et éducateur de rue, qui a côtoyé dans un tout autre contexte l’un des auteurs de ce « crime d’horreur ». Dans son ouvrage, Un monstre humain ? (en librairie le 29 mars aux éditions La Découverte), issu de sa thèse dirigée par Michel Agier, l’auteur, qui a suivi le procès, a analysé pendant dix ans l’environnement psychosocial, politique et historique de l’un des criminels, utilisant la trajectoire biographique pour tenter de comprendre les ressorts menant à la violence criminelle « monstrueuse ». Extraits du prologue, de l’introduction et de la conclusion.

Les noms et prénoms dans l’ouvrage et extraits reproduits ici sont anonymisés.


20 août 2007, 12 h 30. Je rentre au bureau […] : en tant qu’éducateur de rue, je travaille à Châtellerault depuis plusieurs années. Comme d’habitude, j’ai ramené le journal local et, tout en discutant avec ma collègue, je jette un coup d’œil à la Une où un titre me saute aux yeux : « Un crime barbare totalement gratuit ».

J’aperçois le chapeau : « Richelieu : deux jeunes hommes avouent », puis parcours le sous‐titre : « Indre‐et‐Loire. Deux jeunes hommes, dont un Châtelleraudais, ont avoué avoir torturé et tué le Loudunais dont le corps, portant d’horribles blessures, avait été découvert dans un bois. Sans raison, ils ont attaqué leur victime qui faisait du stop à Sérigny. » À voix haute et au grand étonnement de ma collègue, je m’écrie : « C’est Josué ! »

Le point de non-retour

[…]

Le 15 août 2007, aux alentours de 5 heures du matin, Michel Firmin, 45 ans, fait du stop à la sortie d’une discothèque de campagne. L’ami qui l’accompagnait l’a quitté quelques heures plus tôt, emportant avec lui son blouson et son téléphone portable. Josué Ouvrard et Kévin Lenôtre repartent également au même moment de la discothèque au volant d’une Renault 21. Ils croisent Michel Firmin, le pouce tendu. Ils décident de le prendre en stop. Kévin Lenôtre, au volant de la voiture, s’arrête. Michel Firmin monte à l’arrière du véhicule. Kévin Lenôtre roule une centaine de mètres, puis stoppe la voiture. Josué Ouvrard et lui en extraient Michel Firmin.

éditions La Découverte

Ils le frappent alors à coups de poing. Michel Firmin tente de s’enfuir, mais il est rattrapé et roué de coups. Josué Ouvrard et Kévin Lenôtre fouillent ensuite ses poches à la recherche d’un portable, puis lui soutirent sa carte bancaire, le forcent à donner le code et l’enferment dans le coffre de la voiture. Ils rejoignent ensuite leur ville de résidence, Richelieu (en Indre‐et‐Loire), et s’ar‐ rêtent près de la place centrale du bourg où Josué Ouvrard, muni de la carte bancaire de la victime, la tête recouverte par un tee‐shirt, tente, sans succès, de retirer de l’argent. Ils se rendent ensuite au domicile de Kévin Lenôtre, rue de la Galère, où ils rejoignent cinq amis (Vincent, Laurence, Sébastien, Isabelle et Sylvain) partis peu avant eux de la discothèque. Kévin Lenôtre les informe qu’ils ont séquestré une personne dans leur véhicule et qu’ils ont atteint un « point de non‐retour ». Il récupère une pelle tandis que Josué Ouvrard l’attend dans la Renault 21. Ils se rendent à l’orée d’un petit bois, situé sur la commune de Jaulnay. Les deux hommes contraignent alors Michel Firmin à se dénuder, tout en lui laissant une chaussure. Ils lui ordonnent de creuser sa tombe, en vain puisque, en plein mois d’août, la terre est extrêmement dure.

Michel Firmin est frappé à nouveau, à plusieurs reprises. Il tente de s’échapper, à travers des bosquets de ronces. Josué Ouvrard le poursuit, puis le frappe d’un coup de pelle qui lui fracture le tibia. Kévin Lenôtre et Josué Ouvrard le ramènent auprès de la voiture, où il est de nouveau torturé.

Kévin Lenôtre lui assène notamment un coup de pied dans la mâchoire, puis Josué Ouvrard lui brise les doigts contre les rebords du coffre avec une pierre. Michel Firmin tombe dans un fossé. Josué Ouvrard tente alors de le sodomiser avec le manche de la pelle, puis l’émascule. Il le roue de multiples coups au visage, en tentant de lui briser les dents. Les deux hommes tirent ensuite de l’essence par une durite du moteur de la voiture afin de brûler le corps laissé à l’abandon dans le fossé. Ils tentent de supprimer toute trace sur le lieu du crime, retirent leurs tee‐shirts ensanglantés, emportent la pierre, la pelle, ainsi que leurs mégots de cigarettes. Puis ils rentrent à Richelieu.

Josué Ouvrard est aperçu par une caissière du magasin Leclerc, aux alentours de 8 heures du matin : hilare, il est assis sur le capot de la voiture pour maintenir la durite cassée. De retour à son domicile, Kévin Lenôtre croise sa compagne qui est transportée à la maternité pour accoucher dans la matinée de leur premier enfant.

Les jours suivants, les deux hommes brûlent leurs vêtements, nettoient avec de l’acide de batterie la pierre ensanglantée. Ils se débarrassent de la pelle et revendent la voiture au frère aîné de Josué Ouvrard. […] Josué Ouvrard et Kévin Lenôtre sont interpellés le 22 août. […]

Photo prise le 16 mars 2010, de personnes se tenant dans la salle d’audience de la cour d’assises de Tour avant le début du procès des deux assassins de Philippe Reniche. Alain Jocard/AFP

Déconstruire le monstre humain

À l’issue du procès, Kévin Lenôtre et Josué Ouvrard furent condamnés à la même peine : la réclusion criminelle à perpétuité, assortie d’une peine de sûreté de 20 ans. […]

Deux questions me taraudaient alors. Premièrement, comment, au XXIe siècle, lors d’un procès d’assises, pouvait‐on encore suggérer qu’un crime horrible puisse être l’œuvre d’un « monstre humain » ? Deuxièmement, comment Josué Ouvrard, jeune homme certes en situation de marginalité avancée, avait‐il pu en arriver à commettre un tel crime ?

Pour le philosophe Michel Foucault, la figure du « monstre humain » est une notion essentiellement juridique, au sens où « ce qui définit le monstre est le fait qu’il est, dans son existence même et dans sa forme, non seulement violation des lois de la société, mais violation des lois de la nature ».

Ayant côtoyé durant deux ans et demi l’un des accusés, Josué Ouvrard, je décidai de consacrer ma thèse d’anthropologie à l’analyse des enjeux symboliques du procès d’assises. Il ne s’agissait pas de s’intéresser à une vérité en soi, mais bien aux « stratégies de négociation de la vérité », ainsi qu’aux conditions de production de celle‐ci mises en exergue notamment dans la scène judiciaire.

En effet, selon moi, les explications données lors du procès s’étaient révélées restrictives. Il n’avait pas été question du contexte social et économique du quartier où Josué Ouvrard avait vécu. Je ressentais le fait que les enjeux identitaires décrits lors des audiences entraient en relation, voire en conflit, avec une tentative de compréhension fondée sur les contextes, les situations et les trajectoires sociales.

L’hypothèse défendue notamment par les experts psychiatres fut que le meurtre s’expliquait par les « traits de personnalité pathogènes » du principal accusé, Josué Ouvrard, révélés par la narration d’événements traumatiques vécus par ce dernier ainsi que sa famille. En l’absence de mobile, des extraits de sa biographie psychosociale servirent de support à l’analyse des « raisons du crime ».

Au cours du procès fut « expliquée » une histoire dans laquelle manquait paradoxalement la dimension historique. […] Il me fallait revenir au point de départ de l’enquête ethnologique débutée en 2005, au sein d’un quartier populaire d’une ville française moyenne. […]

Un crime sans mobile apparent

Contrairement à ce que certains pourraient peut‐être penser, ce travail ne vise pas à analyser les conditions de production de la violence criminelle d’une partie de la jeunesse issue des quartiers populaires, mais avant tout à tenter de mieux comprendre un crime resté sans mobile apparent.

[…]

Cette étude ne dresse pas non plus le constat d’un climat de violence croissant au sein de la société française, où les comportements délinquants/criminels gratuits seraient en recrudescence. Entre 2005 et 2014, de manière parallèle à mon activité scientifique, j’ai mené un travail éducatif auprès de 150 jeunes, qui pour la très grande majorité d’entre eux ne sont pas devenus des délinquants notoires ou des criminels… En l’espace de 20 ans, le nombre d’homicides constatés par la police et la gendarmerie sur le territoire français a chuté de près de moitié : il était de plus de 1 600 en 1995, il est passé à 892 en 2016 (dont 86 en raison de l’attentat de Nice en juillet 2016).

Nombre d’entre eux sont par ailleurs des crimes de proximité, au sens où la victime et son agresseur se connaissaient.

La complexité d’un relationnel et affectif

Enfin, il n’est pas question ici d’expliquer que l’homicide de Michel Firmin est lié de manière causale à l’histoire sociale et familiale subie par Josué Ouvrard. De manière beaucoup plus décousue, il est le résultat d’un processus composé de multiples éléments d’ordre psychosocial, historique, institutionnel, familial qui en sont venus à se cristalliser dans un acte dont le mobile reste en conséquence d’autant plus flou.

[…]

Au‐delà du meurtre commis, l’étude du parcours biographique de Josué Ouvrard permet de mieux comprendre comment de jeunes Français peuvent en quelques années se retrouver catégorisés comme indésirables et, pour un nombre infime d’entre eux, être amenés à commettre des actes criminels bien souvent sans mobile apparent. […]

Pour comprendre pourquoi un sujet en vient à commettre un acte violent, il est primordial de s’intéresser à la complexité de son réseau relationnel et affectif, notamment à partir d’analyses interdisciplinaires.

C’est au prix de la compréhension qu’il pourra alors être envisagé de mener, par exemple, un travail de prévention sociale et éducative, d’envisager des « stratégies de civilité », c’est‐à‐dire des pratiques de terrain mises en place par des acteurs de proximité, et de favoriser ainsi une politique « antiviolente », de prévenir le processus de production et de reproduction de la violence.

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