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Hip Hop Management

Nero Nemesis – ou Booba lu par Marie Debray

Concert de Booba à l'AccorHotels Arena (ex-palais Omnisports de Paris Bercy), le 05 décembre 2015. Author provided

On m’a souvent demandé de définir le « Hip-Hop Management ». La meilleure formule que j’ai trouvée c’est : l’art de faire exister ce qui n’aurait jamais dû. C’est pourquoi, lorsque Olivier Cachin m’a parlé du livre de Marie Debray, Ma chatte, lettre à Booba, m’est venue cette idée : lui commander une chronique. Puisque c’est encore le meilleur moyen de faire du « management stratégique en pratiques », pour reprendre l’intitulé d’un dossier de la Revue Française de Gestion. Quant au dossier « Femmes et carrières », il n’a pas pris une ride. Bonne lecture, donc.

« Nero Nemesis », huitième album de Booba, est arrivé par-derrière, comme le destin foudroie ton cœur.

Ces treize morceaux viennent du futur où Booba monte vers le sommet de l’Everest, lui rappeur pirate, poing negro levé en l’air pour étancher la soif de vengeance des opprimés. L’art de la guerre, il l’a ! Imprévu et sublime.

Fidèle à ses obsessifs combats qu’il ne lâchera pas, il cisèle sa nouveauté dans ses sons et l’affûtage de sa plume-lame d’album en album, creusant le sillon au pilon, son exigence de justice.

La guérilla du Verbe triomphant, voici : « Les vainqueurs l’écrivent, les vaincus racontent l’histoire. » Notez la jolie astuce de Booba d’introduire les vaincus entre les mots « vainqueurs » et « Histoire ».

Face à la voix du colon, il pose sa poésie, syllabe après syllabe, purgeant les illusions de ce pays qu’il appelle la France : « Que Dieu ne me punisse d’être comme les autres » (Comme les autres) !

Mon regard sur cet homme aux allures du surhomme de Nietzsche, est particulier. J’ai commencé à l’écouter il y a quatre ans tous les jours, des heures par jour jusqu’à décider de lui écrire un livre pour l’interpeller sur ses paroles à propos des femmes qu’il baise. Je voulais lui répondre, à lui qui jouit d’une grande visibilité dans l’espace public pour lui parler de ce que les femmes subissent dans le règne du patriarcat. Et plus je l’ai écouté, plus j’ai déterré nos passés criblés de blessures à en hurler à la lune comme un loup ayant pris une balle d’un chasseur blanc, comme une louve geignant de ces fellations forcées.

Et plus j’ai vu surgir nos racines de colonisés, ces départs – et comment pourrions-nous les qualifier ? – de l’île de Gorée, que je mettais en parallèle avec les morts anonymes dans les arrières-cours des maisons closes, plus je l’observais avec une précision digne des copistes du Moyen-Age : Booba dit ce que les privilégiés font et encore lui, il le dit : il lève le refoulé, il démasque le déni de notre Occident, il vide les poubelles et monte sur le monticule de ces pourritures tel la Liberté de Delacroix. Ce qu’il dit sur le comment on a traité les négros, je l’entends pour le comment on a fait de la femme un citoyen de seconde zone. D’antipode, il est devenu mon Malcolm X.

Partir en Grèce pour commencer à lui écrire, je voulais revenir à notre archaïque, toucher cet antique solaire de cette méditerranée, le voyant comme un archétype, lui, le mec de banlieue passant par le pénitencier se projetant au Panthéon (2004).

C’est ainsi que quand j’apprends qu’un album sort l’air de rien, et qu’il s’appelle « Nero Nemesis », je suis aux anges. Je le voyais ainsi grec il y a quatre ans. Lui qui se dit du futur, je souris car je le vois, moi visionnaire. Ne me demandez pas pourquoi. Je le vois et chaque pas qu’il fait le prouve. Et il faut bien comprendre que pour voir Booba, il m’a fallu du temps pour retirer les a priori couche par couche.

« Nero Nemesis » arrive donc comme je l’attendais ! « Nero Nemesis » est le nom de la peinture noire mat de la célèbre Italienne incarnant la puissance : peinture noire comme sa peau noire. La peau de la Lambo comme les lambeaux de la peau… Retrouver notre puissance d’agir, se déchaîner de nos entraves, nettoyer la bène.

Le guerrier de la vengeance, ou plus exactement de la justice juste, c’est-à-dire de la colère juste tente de trouver une brèche dans l’emprisonnement : « L’emprisonnement est réel, liberté conditionnelle » (Charbon) : Car comment étancher notre soif de justice ? Nemesis, la déesse de la justice divine, Booba l’oppose à la justice qu’il a connue en France, qui n’a rien de justice puisqu’en les taules l’arbitraire fait loi : il n’y a plus rien de la loi, comme le retour à l’état de nature de Hobbes : « Des allers retours en prison, certains n’en reviennent pas » (92iveyron), « J’ai (…) des potos matons, pour faire rentrer des iPhone 6S », car l’argent est maître. Partout.

Booba tel zélote en Christ : pas de compromis, une clique de guerriers qu’il nomme 92i, préfère monter dans une Lamborghini plutôt que sur la croix et en appelle à un hédonisme sombre et cru : « Faisons-le toute la nuit. » (2Uk), cherche les siens en distinguant les traîtres qu’il veut tuer : « Dis pas nos noms si tu béton » (Talion) car, la balance, quoi de pire ? Hédonisme cynique comme des Grecs se repliaient comme des Robins de Bois : jouir comme victoire contre l’oppresseur, les lumières des hommes et des femmes de l’ombre. Car, même s’ils alimentent ta propension au désir, ils sabrent ta jouissance indépendante d’affranchi.

Déçu des hommes, Booba gronde face aux zombis dévitalisés : « Je reprends le contrôle des choses sérieuses » (Talion). Il en appelle à cette nécessité de faire intervenir Nemesis qui répartit équitablement ce qui est juste. Car qui appeler quand on est de ceux que l’injustice écorche à en saigner jour et nuit ? Face à ce désenchantement, Booba propose le plaisir de l’écouter et se réfugie dans les hauteurs : « J’veux aller plus haut qu’le sommet de la montagne, là où il n’y a plus de vent » (Habibi). Nietzschéen passionnément.

Marie Debray

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