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Nos cerveaux resteront-ils humains ?

Crâne. Photo by jesse orrico on Unsplash

Nous publions ici un extrait du livre de Catherine Vidal, « Nos cerveaux resteront-ils humains », qui vient de sortir aux éditions Le Pommier.


Super-intelligence : comment s’y prendre ? Voici les pistes à suivre…

Cryogéniser son cerveau ?

En attendant que se réalisent les prédictions des transhumanistes d’accéder à l’immortalité grâce à la fusion de l’esprit humain avec le monde numérique, certains ont fait le choix d’être « cryogénisés » après leur mort. Il est conseillé de ne pas congeler le corps dans la glace, mais plutôt de le cryogéniser par vitrification en le plongeant dans l’azote liquide à -196 °C. Cette technique empêche la formation de cristaux de glace dans les cellules, ce qui endommage les tissus et compromet le succès de la décongélation…

De tels services sont proposés par des sociétés aux États-Unis (Cryonics Institute et Alcor Life Extension), en Russie (KrioRus) et en Australie. En France, le procédé est interdit par la loi, ce qui n’empêche pas la filiale Cryonics France d’en faire la promotion. En 2017, le 1er Congrès international sur la longévité et la cryopréservation s’est tenu en Espagne avec une centaine de participants venus de tous les coins du monde. Aux États-Unis, cryogéniser le corps entier peut coûter jusqu’à deux cent mille dollars. Mais il est aussi possible, pour un moindre coût, de ne cryogéniser que la tête (quatre-vingt mille dollars). Autant se débarrasser du corps, car c’est bien dans le cerveau que se loge l’esprit qu’il s’agit d’immortaliser par téléchargement…

Armoire à glace. Cryonics/Wikipedia, CC BY

Doper le cerveau grâce aux neurostimulations

Les effets bénéfiques des neurotechnologies chez les patients sont un immense progrès pour la qualité de vie des personnes souffrant de handicap : implants pour compenser un déficit auditif ou visuel, captation des ondes cérébrales pour contrôler des prothèses et communiquer avec le monde extérieur chez les paralysés, électrodes intracérébrales pour empêcher les tremblements des parkinsoniens, stimulations transcrâniennes pour les troubles psychiatriques, etc.

Mais qu’en est-il pour une personne en bonne santé ? Laisser croire qu’il existe une continuité entre réparation et amélioration est un leurre savamment entretenu par les transhumanistes. Les performances d’une prothèse sont bien moindres que celles d’un organe naturel. Ainsi les implants pour les sourds et les malvoyants sont-ils très loin de mimer toutes les subtilités de l’audition et de la vision, qui, dans des conditions physiologiques normales, sont encore méconnues. Pour Anne-Laure Boch, neurochirurgienne à l’hôpital de la Salpêtrière à Paris,

« l’amélioration d’une fonction pratiquée chez des personnes bien portantes implique une exigence de résultat (confort, sécurité, absence d’effets secondaires…) que n’ont pas les malades en attente d’une simple “réparation” d’un organe défaillant ».

C’est bien là qu’achoppent les promesses d’augmentation des capacités cérébrales pour des individus sains. Dès que l’on applique des stimulations électriques au cerveau, le risque est important de créer des phénomènes de surexcitation des neurones qui produisent des ondes épileptiques. Celles-ci sont capables de se propager dans d’autres régions cérébrales et de détruire les neurones. Ces processus d’emballement de l’activité électrique des neurones restent très peu connus malgré des dizaines d’années de recherche sur l’épilepsie. Un autre effet dommageable de l’implantation intracérébrale d’électrodes et de microprocesseurs est le risque d’infection. Les actes chirurgicaux pour percer le crâne, changer les batteries, remplacer des systèmes défaillants peuvent entraîner des infections et des abcès, sans compter les risques d’hémorragie. Ces effets secondaires concernent 3 à 5 % des patients parkinsoniens porteurs d’électrodes de stimulation.

Chirurgie parkinsonienne. Wikipedia, CC BY-SA

Quant aux neurostimulations transcrâniennes, qui ne touchent pas directement la matière cérébrale, ce n’est pas parce qu’elles sont non-invasives qu’elles ne sont pas dangereuses. Des interrogations majeures se posent sur leur efficacité à long terme. Peuvent-elles induire une dépendance ? Leurs effets sont-ils réversibles ? Et, surtout, comment contrôler la propagation des stimulations pour qu’elles ciblent spécifiquement une région et une fonction ? Par exemple, est-ce que l’augmentation de la vitesse de calcul mental ne va pas se faire au détriment de la capacité de lecture des mots ? Comment focaliser son attention sur une tâche donnée sans être perturbé par des pensées fugitives incontrôlables ? Certains prétendent qu’on arrivera à manipuler les souvenirs. Mais comment garder les bons et éliminer les mauvais ?

Cela étant, toutes ces visions futuristes de l’amélioration cérébrale se heurtent à la réalité du fonctionnement du cerveau, que les transhumanistes mettent savamment de côté. Aucune fonction n’est localisée de façon immuable dans une région spécifique en raison de la plasticité du cerveau. L’intelligence, le raisonnement, la mémoire, les émotions, l’imagination ne sont pas situés dans des zones précises du cerveau. Ces fonctions résultent de l’activité de neurones distribués dans de vastes régions. Ces réseaux de neurones interagissent entre eux et se réorganisent en permanence de façon fluctuante et non prédictible. Laisser croire que le cerveau puisse obéir durablement aux ordres d’un microprocesseur est en totale contradiction avec la plasticité cérébrale.

Intelligences humaine et artificielle : quelles différences ?

Intelligence artificielle, neurones formels, apprentissage virtuel, neurofeedback… tous ces termes utilisés en informatique et en robotique laissent penser qu’il existe de nombreux points communs entre structures nerveuses et structures électroniques. Ce n’est pas le cas.

Le cerveau ne ressemble en rien à un ordinateur, ni dans sa structure ni dans son fonctionnement. Rappelons qu’il est constitué de cent milliards de neurones et de cent milliards de cellules gliales, qui sont interconnectés dans des réseaux infiniment complexes : chacune de ces cellules est reliée en moyenne à cinquante mille autres. Le nombre de points de contact entre les neurones (les synapses) est de l’ordre d’un million de milliards. Les informations qui circulent dans les réseaux neuronaux sont à la fois électriques et chimiques. Les différences de potentiels de l’influx nerveux et les molécules des neurotransmetteurs se combinent en une cascade d’interactions qui permettent de nuancer sans limites le contenu des messages échangés entre les cellules. C’est à partir de cette « symphonie cérébrale » qu’émergent la pensée, la conscience, les émotions, l’imagination…

Neurones et microglies. GerryShaw/Wikipedia, CC BY-SA

L’intelligence humaine se forge progressivement au cours du développement de l’enfant et de la maturation de son cerveau. Elle ne cesse d’évoluer en fonction des expériences vécues et des changements du monde environnant. Elle résonne avec le corps et avec les autres humains à travers le langage, la pensée, la culture. Nos processus cognitifs n’ont de sens que parce qu’ils sont incarnés dans un corps vivant qui désire vivre et craint de mourir.

Rien de tout cela dans l’intelligence artificielle des ordinateurs. La matière inerte des microprocesseurs diffère radicalement de la matière vivante du cerveau. Les puces électroniques des ordinateurs sont constituées de couches nanométriques d’atomes (en particulier le silicium), dont les variations d’états énergétiques varient entre 0 et 1 pour faire passer, ou pas, une tension électrique. Les « neurones artificiels » qui composent les microprocesseurs de dernière génération ne fonctionnent en aucun cas comme de vrais neurones. Ils traduisent en impulsions électriques les instructions des algorithmes, programmées dans la machine. En langage informatique, les algorithmes sont définis comme un ensemble de règles de calcul qui permettent de combiner un grand nombre d’informations sous la forme d’un programme exécuté par un ordinateur.

Micropuce. Uwe Hermann/Flickr, CC BY

Certains algorithmes sont conçus de telle sorte que leur comportement évolue dans le temps en fonction des données qui leur sont fournies. C’est le machine learning, ou « apprentissage automatique », qui est la base de l’intelligence artificielle (IA). L’apprentissage nécessite d’alimenter la machine avec des milliers d’exemples, à suivre ou à ne pas suivre, pour atteindre le but recherché. Le système est entraîné à « apprendre » au cours des essais et des erreurs commises par le logiciel pour accomplir la tâche qui lui est assignée. L’utilisation des algorithmes concerne de nombreux domaines : moteurs de recherche sur Internet, prévisions météo, régulation du trafic routier et aérien, reconnaissance des visages, etc., sans oublier le ciblage publicitaire et la prospection électorale. En 2016, le programme AlphaGo développé par Google a battu le champion sud-coréen au jeu de go. Mais peut-on parler d’une intelligence produite par la machine ? Il s’agit ni plus ni moins d’une capacité supra-humaine de stockage et de traitement statistique des données numériques. La vraie intelligence est bien celle des chercheurs qui ont conçu le programme informatique.

Si, comme le pensent les transhumanistes, il n’y a pas de frontière infranchissable entre les intelligences humaine et artificielle, une piste de recherche est de s’inspirer de la structure du cerveau humain pour fabriquer des machines « intelligentes » qui serviront de support pour télécharger la pensée. De nombreux projets de recherche de par le monde visent à concevoir des modèles mathématiques et des algorithmes capables de simuler l’activité des neurones et leurs interconnexions. C’est le cas du programme européen Human Brain Project, lancé en 2013, qui bénéficie d’un milliard d’euros sur dix ans pour modéliser le fonctionnement du cortex cérébral grâce à la puissance de calcul d’un super-ordinateur. Les premiers résultats publiés en 2015 sont plus que modestes… Pour commencer, les chercheurs ont entrepris de simuler la structure du cortex cérébral du rat, beaucoup plus simple que le cortex humain. Ils n’ont réussi à modéliser qu’un tout petit volume de deux millimètres cubes, contenant trente mille neurones et quarante millions de synapses. La modélisation des deux cents milliards de nos cellules cérébrales, neurones et cellules gliales, et du million de milliards des synapses du cerveau humain n’est pas pour demain.

Connections neuronales. Thomas SchultzWikipedia, CC BY-SA

Nos cerveaux sont tous différents

Et, si on y arrivait… comment transposer sur ces modèles les contenus de la pensée, de la mémoire, de la personnalité ? Encore faudrait-il localiser précisément ces fonctions pour les télécharger. Or, les réseaux de neurones qui sous-tendent les fonctions cognitives sont distribués dans de nombreuses régions du cerveau et se réorganisent en permanence en fonction des interactions avec l’environnement, des apprentissages, de l’âge, etc. Le cerveau humain se modifie perpétuellement grâce à la plasticité cérébrale ! De plus, tous les êtres humains ont des cerveaux différents, chacun le mobilise à sa façon en fonction du passé, du présent et des anticipations qui sont propres à chaque individu. Décrypter la « boîte noire » des fondements biologiques de cette diversité pour la rendre téléchargeable est une tâche d’une complexité incommensurable que seuls les prophètes du transhumanisme se prétendent capables de réaliser.

Editions Le Pommier, CC BY

Le cerveau humain est le résultat de millénaires d’évolution biologique qui ont permis l’émergence de la pensée. Cette connaissance semble échapper aux adeptes du transhumanisme qui, dans leur vaste majorité, sont des ingénieurs, des informaticiens et non des chercheurs en biologie ou en neurosciences. On ne s’étonnera pas que des sujets tels que la préservation de la biodiversité ou l’équilibre écologique de la planète ne soient pas leurs préoccupations majeures, ils préfèrent se déporter sur Mars et dans les stations orbitales…

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