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« Nos forêts intérieures », un projet de médiation culturelle pour la petite enfance

La mécanique du vent. Théâtre du Merlan

Cet article est publié dans le cadre du Festival du Jeu de l’oie organisé par l’Université Aix Marseille, qui se tient depuis le 9 mai et jusqu’au 22 juin 2019, et dont The Conversation France est partenaire. Retrouvez le programme complet sur le site de l’événement.


Porté par l’artiste Céline Schnepf de la compagnie Un château en Espagne et piloté par le Merlan, scène nationale de Marseille, le projet Nos forêts intérieures (NFI) est un projet de médiation culturelle territorialisée, orienté vers la petite et toute petite enfance. Il s’est développé sur quatre années (2016-2019) dans le quartier populaire du Grand Saint Barthélémy dans le 14e arrondissement de Marseille et s’est décliné en différents moments et sous différentes formes : des spectacles courts, des installations poétiques, des créations d’objets, des parcours urbains, des ateliers adultes enfants, des expositions autour d’un thème l’imaginaire de la forêt.

Chacun des temps forts a été accueilli sur un lieu différent du quartier (une médiathèque, des centres sociaux, des écoles, un lieu culturel…) transformé en théâtre pour l’occasion. Pour accompagner ce projet et en mesurer les effets, une équipe de sociologues l’a suivi au fil de son développement : entretiens auprès des participants, questionnaires, observations d’une trentaine de représentations, d’une vingtaine d’ateliers, leur ont permis de côtoyer environ 1 millier d’enfants et leurs accompagnants.

Un projet co-construit

La construction des actions, comme le montre Fanny Broyelle dans ses analyses en cours s’appuie sur l’équipe du Merlan et un réseau d’une centaine d’acteurs construit au fil du temps. Le projet a réuni autour de Céline Schnepf une grande variété de personnes et de structures qui viennent de mondes très différents : des artistes et des opérateurs culturels, des professionnels de la petite enfance, des personnels de l’éducation et de l’enseignement, des acteurs des mondes sociaux, des acteurs du domaine médico-social ou encore les membres d’associations diverses.

Les initiateurs et porteurs du projet se sont donc attachés à mobiliser les acteurs du territoire et ils ont pris très au sérieux le (non)public de proximité, particulièrement les tout-petits auxquels ils s’adressaient.

Le dernier temps de création NFI a eu lieu en mars 2019, il a été l’occasion d’un dernier spectacle La mécanique du vent (photo), d’une exposition des boîtes à forêt (photo) et de la reconstitution d’un « morceau de forêt » dans la gare Franche (photo). Il a aussi permis de présenter les premiers résultats de l’enquête sociologique. Si la présence enthousiaste et toujours très attentive des publics, la reconnaissance de la dimension créative et de la qualité de la proposition esthétique d’Un Château en Espagne, les échos positifs dans la presse locale, témoignent de la réussite de NFI, quels enseignements tirer de cette expérience pour les projets de territoires et dans le cadre des dispositifs d’éveil culturel des tout-petits ? Comment expliquer plus concrètement que ce projet ait suscité autant d’adhésion ?

L’un des premiers résultats de l’étude montre en effet très clairement que NFI a réussi son pari : éveiller les imaginaires, faire naître des envies qui n’étaient pas prévues au départ, construire un réseau d’acteurs original et une dynamique collective autour du théâtre, et ce dans un contexte que l’on peut qualifier de complexe au départ (que ce soit du point de vue des publics visés, des territoires ciblés, ou de l’absence d’interconnaissance entre les différents acteurs).

NFI a su capter l’attention des enfants, de leurs accompagnants, avec un sentiment de sympathie et d’attachement toujours très fort, une continuité et une forme de fidélité à l’artiste et à sa compagnie.

Éveiller les imaginaires par des ateliers de création

À mettre au crédit de cette réussite, la forme même de ce qui a été proposé, avec des expériences plurielles qui croisent création théâtrale et arts plastiques, allant au plus près des enfants dans leur monde quotidien et en les mettant en situation de création avec des artistes autant qu’en situation de récepteur (visiteur et spectateur).

Par exemple, un premier type d’atelier visait la réalisation des Boites à forêt, « on part d’une boîte vide et on doit y faire rentrer quelque chose d’impossible : une forêt ». Un deuxième type d’ateliers a été mené par des artistes sur des pratiques diversifiées : ateliers d’expression plastique pour transformer le lieu où se déroulait le temps fort : feuilles, décor en terre, cabanes, œuf, nid, oiseaux, planètes, tipis ; ateliers d’écriture brodée ; ateliers d’expression vidéo ; ateliers d’expression corporelle et d’écoute musicale, etc.

À la croisée des disciplines et des formes de création, NFI a amené son public vers une expérience inédite. Cette expérience reposait sur la manipulation, le faire, le toucher sortant les enfants de leur zone de confort (peur de se salir, de toucher) mais qui très vite devient un plaisir.

Les encadrants sont surpris par l’attention des enfants au cours de l’atelier et par les changements de comportements de certains. Bien souvent les adultes qui encadrent les expériences se sont pris au jeu, entrant dans le processus créatif et se laissant emporter par l’imaginaire de la forêt. Loin d’être une simple introduction/préparation au temps fort (le spectacle), de « simples » ateliers de sensibilisation préalables, ces activités invitent à une expérience créative à part entière, engagent la production d’objets d’exposition, d’éléments du décor, etc. qui donnent toute sa matérialité au processus de création et fonctionnent comme autant de traces, de marqueurs de l’expérience vécue pour les tout-petits.

Devenir spectateur

Ces expériences créatives permettent aux tout-petits de cheminer progressivement (d’un point de vue cognitif et esthétique) vers le spectacle, et d’endosser au moment où il sera joué le rôle de spectateur, à l’appui de ces expériences. Au cours et au fil des spectacles, les observations d’Ariane Richard-Bossez confirment qu’un processus s’est bien enclenché et que les tout-petits, pourtant plus souvent considérés comme un public « indiscipliné » (qui se lève, parle, s’allonge, interrompt les acteurs, etc.) et difficile à capter sur la durée, ont été captivés par ce qui leur a été proposé.

Ce qui ressort c’est l’engagement très fort et que l’on peut percevoir à leur niveau de concentration, d’absorption et d’implication dans l’activité ; le plaisir (« moi j’aime trop », « ça me plaît trop bien », « c’est ma meilleure journée au centre », « c’était trop bien »), et la fierté d’avoir participé à la création (« c’est moi qui les ai faits », « c’est nous on l’a fait », « elle a dit ils sont magnifiques ») qu’ils en retirent, les boîtes à forêt sont autant de traces, de marqueurs de leurs expériences ; l’expressivité créative qui est vécue où l’on voit que progressivement, une fois la « technique » proposée maîtrisée, les enfants prennent des initiatives, font des choix, laissent libre cours à leur imagination. Les adultes eux aussi se laissent embarquer par les spectacles et leurs réactions en témoignent (« j’ai retrouvé mon âme d’enfant »).

L’émotion est palpable et partagée lors des spectacles, les rires des enfants sont communicatifs et les acteurs se jouent subtilement de leurs interpellations et réactions inopinées. Par exemple, lors du dernier spectacle, l’actrice interpelle la salle avec cette question : « Tu la connais toi Mireille ? » et engage la conversation avec un tout-petit qui vient de lui répondre « nan j’la connais pas moi Mireille ».

Et après ?

NFI propose donc une ouverture particulièrement intéressante en termes de réception et de sensibilisation au théâtre, d’une part, parce que le projet s’adresse à un public spécifique et se déplace sur des territoires où l’accès aux institutions culturelles n’est pas évident (freins réels et freins symboliques) ; d’autre part, parce qu’il permet d’élargir le regard des adultes (parents, accompagnants, enseignants…) sur les enfants, mais aussi des enfants sur eux-mêmes, en leur faisant découvrir de nouvelles potentialités qu’ils n’avaient souvent jamais expérimentées ou envisagées auparavant.

Une boîte à forêt.

Cette recherche sur le rapport que les tout-petits construisent avec les objets artistiques et culturels, les effets produits par le projet NFI montrent qu’il est possible de déjouer la mécanique de mise à distance qui peut se mettre en place dès le plus jeune âge face aux arts et à la culture, et particulièrement pour certaines catégories de publics et sur certains territoires. Pour tous ceux qui, par indifférence, méconnaissance, désintérêt, etc. pour les arts et de la culture, ne s’y confrontent jamais, Céline Schnepf replace l’art au centre de la vie sociale d’un quartier, au cœur de la cité. Plus qu’une initiation, les tout-petits par cette expérience sociale territorialisée dans un contexte de vie quotidienne (différente d’une pratique culturelle dans un contexte de monde de l’art) ont pu poser les premiers jalons d’une « carrière de spectateur ». En leur laissant la possibilité qu’émergent et se croisent une pluralité de rapport à l’art possible, des plus « sociaux », fugaces et informels (que je désigne comme des « expériences sociales sur fond d’art ») aux plus esthétiques et idéal typique du comportement des publics habitués, des spectateurs initiés, c’est bien une logique de démocratisation qui est à l’œuvre. Bien qu’informelle, peu spectaculaire, difficilement mesurable et quantifiable, elle est très certainement durable.

NFI a constitué pour les tout-petits et leurs parents un moment de vie tout autant qu’une opportunité de créer une familiarité avec le théâtre et les arts plastiques, sans que la metteuse en scène ne transige sur la qualité esthétique et l’exigence de création théâtrale.

Si la réussite est indéniable, en termes de politique culturelle une question se pose : comment faire pour prolonger les effets produits et capitaliser sur cette expérience ? Comment assurer une forme de continuité et penser l’après-projet ? C’est un des aspects qui reste aujourd’hui relativement peu étudié, et peu pris en compte par les politiques culturelles, la réussite d’un projet signalant aussi sa fin. En effet, Un château en Espagne a fini sa résidence à Marseille, le Merlan poursuit et met en œuvre d’autres projets avec d’autres compagnies, les acteurs et professionnels des différents mondes qui ont fait réseau autour de NFI retournent à leurs activités. Mais du côté des publics, que se passe-t-il après ? Il n’y a certainement pas de réponse simple à cette question ni de dispositif systématisable, gageons que les graines semées par NFI dans les réseaux d’acteurs locaux et dans les imaginaires des jeunes spectateurs pourront germer sur d’autres terrains.

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