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Au centre Paul-Sauvé de Montréal, le soir du 15 octobre 1970, près de 3 000 Québécois gonflés à bloc croient le « grand soir » venu. Quelques heures plus tard, plusieurs vont être arrêtés ou seront l’objet d’une perquisition par les forces de l’ordre qui appliqueront la Loi sur les mesures de guerre. Éditions du Septentrion, CC BY-NC-ND

Octobre 70 : l’État a eu peur de sa jeunesse

Durant les années qui ont précédé la crise d’Octobre, en 1970, la jeunesse des pays occidentaux ruait dans les brancards : la France avait été secouée par les événements de Mai 1968, des manifestations et des émeutes éclataient aux États-Unis contre la guerre du Vietnam et pour les droits des Afro-américains, le tout sur fond d’assassinats de politiciens, de bouleversements politiques majeurs et de décolonisation des pays du tiers monde.

Le Québec ne fait pas exception durant ces années-là, avec des manifestations qui virent parfois à l’émeute, comme lors du défilé de la Saint-Jean‑Baptiste, en 1968. Depuis 1963, un groupe clandestin, le Front de libération du Québec (FLQ), commet aussi quelques gestes d’éclat, dont certains sanglants.

Éditions du Septentrion

C’est dans ce contexte que la jeunesse québécoise s’est retrouvée dans la tourmente d’Octobre. « Ce sont en effet les jeunes, principalement les étudiants, qui seront arrêtés dès l’instauration de la Loi sur les mesures de guerre », explique Éric Bédard, qui vient de lancer la deuxième édition d’un livre consacré aux événements d’Octobre, Chronique d’une insurrection appréhendée.

Historien et professeur à l’Université TÉLUQ, l’auteur de L’Histoire du Québec pour les Nuls y a notamment inclus un document inédit : une liste des gens arrêtés dans la grande région de Montréal, quelques heures après l’adoption de la Loi sur les mesures de guerre par le gouvernement fédéral de Pierre Elliott Trudeau.

Un soldat de l’armée canadienne patrouille dans une rue de Montréal après que le premier ministre Trudeau ait promulgué la Loi sur les mesures de guerre. AP Photo

La Conversation : Vous analysez dans votre livre l’action politique des jeunes qui fréquentent les quatre campus montréalais, soit ceux de l’Université de Montréal, de l’UQAM, fraîchement créée, tout comme l’Université Concordia, et de l’Université McGill. Qui sont-ils ?

Éric Bédard : Ils sont d’abord nombreux. Ils font partie de cette cohorte du baby-boom. Ils sont près de 80 000 dans les universités en 1969, et ils ont bénéficié de la démocratisation de l’éducation supérieure. Les plus politisés sont très attirés par les idées révolutionnaires et considèrent souvent la violence comme un mal nécessaire. Plusieurs de ces jeunes rêvent de transformer les institutions, la démocratie libérale et le capitalisme, et assimilent l’éveil politique des Québécois à celui des peuples du tiers-monde qui luttent pour leur affranchissement. D’autres sont plus préoccupés par une révolution des mœurs, une transformation radicale des mentalités. On veut abolir les institutions héritées du passé, le mariage, l’Église et l’école traditionnelle. C’est la contre-culture, les expériences psychédéliques. Tout ça, c’est le décor. Le FLQ est fondé en 1963, un an après les accords d’Évian ; son nom même est clairement inspiré par celui des révolutionnaires algériens, le FLN (Front de libération nationale). Aux États-Unis, les Afro-Américains luttent pour leur émancipation ; les jeunes sont très montés contre la guerre du Vietnam.

La Conversation : Les mouvements étudiants sont-ils organisés ?

Éric Bédard : Très peu. Les débats entre eux sont houleux. En 1964, les étudiants fondent l’UGEQ, l’Union générale des étudiants du Québec. L’organisation va devenir de plus en plus politisée et s’affichera indépendantiste. Il ne s’agit pas seulement de défendre les intérêts des membres, comme le font les syndicats, mais de changer la société. À McGill, en 1969, ça va très loin. Après deux ou trois référendums, les étudiants adhèrent à l’UGEQ, une association indépendantiste, et certains vont jusqu’à soutenir le mouvement en faveur du McGill français. Ça brasse aussi à Concordia (appelée alors l’université Sir-George-Williams), où des étudiants noirs se révoltent contre un professeur jugé raciste et vandalisent la salle des ordinateurs. Ce mouvement de radicalisation affecte le mouvement étudiant. À la fin des années 60, l’UGEQ elle-même est jugée trop bourgeoise et hiérarchisée et on la saborde pour se lancer dans différentes formes d’organisations, comme les comités de citoyens dans les quartiers. Les étudiants les plus militants préfèrent s’associer à des travailleurs et à des ouvriers. En 1970, on se retrouve donc sans grande association étudiante.

L’avocat du Front de libération du Québec, Me Robert Lemieux, s’adresse aux étudiants de l’Université de Montréal, le 14 octobre 1970. Le diplômé de l’Université McGill appelle les étudiants à créer un pouvoir parallèle, celui du « peuple québécois ». Éditions du Septentrion, CC BY-NC-ND

La Conversation : C’est donc dans ce contexte de turbulences que les événements d’Octobre surviennent. Et c’est ce qui explique la réaction des autorités, selon vous ?

Éric Bédard : Les autorités voient ce qui se passe dans le monde, ils suivent l’actualité. Deux ans plus tôt, la France a été paralysée durant les événements de Mai 1968, qui ont débuté par une grève étudiante. Quelques mois plus tôt, en mai 1970, sur le campus de l’Université Kent, dans l’Ohio lors d’une manifestation contre la guerre du Vietnam, la garde nationale est intervenue et quatre étudiants ont été tués. Cela a créé une commotion incroyable, que je comparerais à celle entourant la mort de George Floyd, au printemps.

Les autorités d’ici ont donc ça à l’esprit après l’enlèvement du diplomate britannique James Cross (NDLR le premier enlèvement politique en Amérique du Nord, le 5 octobre 1970) et davantage évidemment après celui du ministre de l’Immigration, du Travail et de la Main-d’œuvre, Pierre Laporte (NDLR : survenu 5 jours plus tard ou le 10 octobre). Dans mes lectures, ce qui revient tout le temps, c’est la peur d’un désordre issu de la jeunesse, d’une jeunesse qu’on ne peut contrôler. Ça surpasse la peur des indépendantistes selon moi, du moins du point de vue des forces de l’ordre. Il faut garder à l’esprit que le mouvement étudiant est bien différent du mouvement syndical, qui a plusieurs décennies d’histoire derrière lui, avec ses traditions, ses structures, ses assemblées, ses élections et ses leaders reconnus. Avec les jeunes, il n’y a pas d’interlocuteurs, contrairement à 2012, lors du printemps étudiant. Pas de porte-parole, pas de structures.

Au lieu de calmer les autorités, qui aurait pu conclure que ce mouvement était désorganisé donc inoffensif, cela a fait croître leur hantise d’une surchauffe militante sur les campus. Perçue comme une sorte de bête fauve imprévisible, la jeunesse inspirait une véritable frayeur aux autorités.

Le témoignage de l’avocat du gouvernement du Québec, Robert Demers, est très éloquent. Il raconte que le 15 octobre, quelques heures avant le décret, lors d’une réunion à l’hôtel Reine Élizabeth, où tous les membres du gouvernement s’étaient réfugiés, le premier ministre Robert Bourassa rencontre les chefs de la police de Montréal et de la Sûreté du Québec. Ils ont un seul argument : la menace étudiante. Ils demandent des pouvoirs spéciaux, car si ça explose, ils se disent démunis pour faire face à la situation et soutiennent qu’ils ne pourront pas arrêter tous les suspects. C’est là la thèse de mon livre. Pour comprendre les origines de la Loi sur les mesures de guerre, il faut comprendre cette peur qu’inspire la jeunesse de l’époque.

À l’UQAM, quelques assemblées de soutien aux objectifs du FLQ sont tenues durant l’automne 1970, notamment pour dénoncer la Loi sur les mesures de guerre. Aucune force politique étudiante n’est cependant en mesure de mobiliser les jeunes. Éditions du Septentrion, CC BY-NC-ND

La Conversation : Dès la Loi sur les mesures de guerre promulguée, ce sont donc ces jeunes qui seront les premiers arrêtés ?

Éric Bédard : Oui, ce sont essentiellement des jeunes. J’ai mis la main sur une liste, l’an dernier, du procureur général substitut du Québec à l’époque, Gilbert Morier, qui deviendra juge par la suite. Il y a 263 noms de personnes arrêtées dans la grande région de Montréal (en tout, il y en aura 497 selon John Turner, alors ministre de la Justice). J’ai la date de naissance pour 220 d’entre eux : les trois quarts ont moins de 30 ans et 15 % moins de 20 ans. Ce sont eux, essentiellement, qui étaient ciblés. Du moins ceux qui étaient engagés dans des mouvements dits subversifs.

La Loi sur les mesures de guerre va bien sûr créer une onde de choc chez cette jeunesse. C’était comme sortir un bazooka. Mais la mort de Pierre Laporte a eu un plus gros effet encore, selon moi.

La veuve de Pierre Laporte et ses deux enfants suivent le cortège funèbre lors des funérailles du ministre, le 20 octobre 1970. La Presse Canadienne/Peter Bregg

La Conversation : Vos recherches démontrent que ces jeunes n’étaient finalement pas très dangereux…

Éric Bédard : Oui en effet, mais c’est facile de le dire 50 ans plus tard, et j’insiste là-dessus, car il est trop facile de donner des leçons. Je comprends le brouillard qui enveloppait les acteurs de l’époque et j’ai même une certaine empathie pour eux. Je comprends qu’ils subissaient énormément de pressions. Mais une analyse rationnelle et froide aurait dû les prémunir contre cette peur panique de la jeunesse, alors disséminée dans une myriade de groupuscules, déchirée et divisée, même au sein du FLQ. Ces jeunes n’étaient pas équipés pour faire une révolution.

Le premier ministre Pierre Trudeau entre dans la Chambre des communes, à Ottawa, le 16 octobre 1970, afin d’aviser les membres du Parlement des raisons qui l’ont poussé à promulgué la Loi sur les mesures de guerre. La Presse Canadienne/Chuck Mitchell

La Conversation : Le premier ministre Trudeau croyait-il réellement à une révolte massive des jeunes ?

Éric Bédard : Les archives donnent à penser qu’il était hésitant, car il savait qu’il aurait à porter l’odieux de cette loi liberticide devant l’Histoire. D’où le souci d’obtenir les lettres du premier ministre québécois Robert Bourassa et du maire de Montréal, Jean Drapeau, qui disaient craindre une « insurrection appréhendée ». Cette hésitation est tout de même contradictoire, car d’un autre côté, depuis 1969, Pierre Elliott Trudeau avait mis en place une cellule de crise et tout un dispositif de sécurité pour avoir les militants souverainistes à l’œil. Il voulait faire du renseignement, infiltrer les campus.

La Conversation : Quel impact ces événements ont eu sur cette génération ?

Éric Bédard : Ça été comme un dur lendemain de veille. Finies la fête, l’innocence et la révolution lyrique. Tout ça s’est terminé lorsque l’on a retrouvé le cadavre de Pierre Laporte dans une valise d’auto.

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