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On peut rire de tout… mais pas avec la loi Avia !

Pas moins de 12 organisations non gouvernementales pointent du doigt la dangerosité pour la liberté d'expression que cette loi représente. UVgreen / Shutterstock

« On peut rire de tout, mais pas avec tout le monde » avait coutume de dire Pierre Desproges. Il en est de même avec les algorithmes. Notre langue est extrêmement complexe. Les algorithmes ont beau être conçus par des êtres humains, ils sont soumis à des biais algorithmiques et n’échappent pas à notre époque.

Le développeur lui-même intègre dans ses algorithmes ses propres croyances et biais cognitifs… Ils sont donc, dès leur conception, « trop humain ». Ils se mettent par la suite à apprendre avec ces biais. Ces algorithmes n’ont pas le sens de l’humour, encore moins celui de l’humour noir. Ils ignorent parfaitement ce que peut être l’ironie.

En revanche, nous pouvons affirmer qu’ils ont d’excellentes aptitudes pour réagir, en matière de censure, à une lecture au premier degré ! Alors, pour paraphraser Pierre Desproges, on pourrait dire : « on peut rire de tout, mais certainement pas avec des algorithmes ! »

Le curseur de la censure remonté ?

La phrase culte de Coluche « je ne suis pas raciste mon chien est noir ! », moquant naturellement le racisme, n’a aucune chance de faire rire un algorithme aux éclats. Néanmoins, au regard d’un curseur poussé vers le haut de la censure, ou d’une personne travaillant pour une plate-forme ne comprenant pas l’ironie, ou détestant Coluche, nous pouvons émettre l’hypothèse que ce type de phrase, sous la loi Avia visant à lutter contre les contenus haineux sur Internet qui a été adoptée à l’Assemblée nationale le 22 janvier dernier, n’aura plus lieu d’être publiée !

La loi Avia contre la haine sur le web fait polémique (Le Figaro Live, 21 janvier 2020).

Dans la configuration proposée de cette loi, il est à redouter que la censure gagne en puissance. Au regard du délai de retrait d’un contenu signalé par la police désormais imposé par la loi aux plates-formes (une heure), au regard du montant des amendes encourues si ce délai n’est pas respecté – la loi prévoit une amende pouvant s’élever jusqu’à 1,25 million d’euros –, au regard de la subjectivité humaine, un fonctionnaire de police se faisant juge de ce qui est licite ou illicite.

En termes de maîtrise du risque, l’approche la plus pragmatique d’une plate-forme n’est-elle pas de déplacer le curseur de la censure automatisée à son plus haut niveau ?

Comme le rappelle, le site la Quadrature du Net :

« Alors que la loi exigeait initialement de retirer les contenus illicites en 24 heures, elle impose désormais aux plates-formes de retirer en une heure les contenus que la police lui signalera comme relevant du terrorisme ou d’abus sur mineurs. La police décidera seule des contenus relevants du terrorisme – sans le contrôle d’un juge. »

Les termes « séditieux » et « subversifs » ont été régulièrement utilisés par le pouvoir, et par le ministre de l’Intérieur lui-même pour disqualifier des « gilets jaunes ». On pourrait penser que le hashtag #GiletJaunes, sous une telle loi, aurait rapidement pu faire l’objet d’une censure. Il eut été facile pour la gouvernance d’invoquer la naissance d’un mouvement de sédition, et d’exiger la censure proactive de ce hashtag afin d’empêcher les citoyens se revendiquant de ce dernier de pouvoir s’organiser sur les plates-formes.

Une loi russe promulguée par le président Vladimir Poutine sanctionne « toute offense faite à l’État ». Ce type de censure, à la lecture de ce qui précède, ne peut-elle pas s’immiscer de façon insidieuse par « la petite porte loi Avia » ?

Une loi inspirée par le modèle russe ?

Le Runet mot valise, composé de « ru » (code pour la langue russe et le domaine de premier niveau de la Russie) et d’Internet date de 1997. Il désignait alors la communauté russophone présente sur Internet ainsi que les sites web. Depuis, de l’eau a coulé sous le Zolotoy Bridge de Vladivostok, le Runet a évolué et, sous la gouvernance de Vladimir Poutine, il a pris un sens bien différent.

Sous couvert de « souveraineté numérique, le Runet ne va pas en effet dans le sens de la liberté. Ses dernières évolutions en témoignent. Ce que le sénateur Andreï Klichas appelle « loi sur la sécurité et la résilience d’Internet en Russie » n’est pas perçu de la la même façon par les opposants à la gouvernance Poutine, qui évoquent de leur côté une « loi de l’isolation d’Internet » ou, par analogie avec le Grand Firewall de Chine (GFC), de l’édification programmée d’un « rideau de fer numérique ».

Mobilisation à Moscou pour un Internet libre en 2018. « Vous ne retirerez jamais nos masques. Nous ne vous laisserons pas emporter Internet », ont écrit ces manifestants sur leur pancarte. Elena Rostunova/Shutterstock

Le 4 novembre 2019, le projet « internet souverain » ou « loi Runet » est entré en vigueur. L’article 282, donne une idée des marges de manœuvre du potentiel de censure qu’il véhicule de par sa clarté. L’article interdit la diffusion de contenu « extrémiste ». Entendez par là les déclarations néo-nazies (jusque-là tout va bien), mais aussi les appels à manifester contre le gouvernement ! Le mérite de l’article est sa clarté pour ce qui concerne toute velléités de s’organiser sur les réseaux pour protester. Si des opposants russes avaient par exemple pour projet devenir des #GiletsRouges… ils savent désormais ce à quoi il s’exposent.

La députée Laëtitia Avia à l’Assemblée nationale en 2017. G. Garitan/Wikimedia, CC BY-SA

Le projet de loi Avia, porté par la députée LREM Laëtitia Avia, intègre – en l’état – des dispositions qui se rapprochent dangereusement de la philosophie du nouvel Internet 100 % russe contrôlé par Moscou. Cette proposition de loi constitue un « outil » supplémentaire qui pourrait permettre de museler un peu plus l’Internet français, notamment en excluant le juge comme on l’a vu.

La Russie est une république fédérale, démocratique sur le papier ; cependant nombre d’analystes, comme Marie Mendras, chercheuse au CNRS, au CERI et enseignante à l’Institut d’études politiques de Paris, considèrent qu’il existe une dérive du pouvoir actuel tout en pointant que le régime n’est à ce jour « ni démocratique, ni autoritaire ». A-t-elle pour autant valeur d’exemple dans ses pratiques de l’arbitraire ? Dans sa politique relative à la « souveraineté numérique » ?

L’unanimité des experts !

Actuellement, ce ne sont pas moins de 12 organisations non gouvernementales qui ont lancé un appel contre la loi Avia. Du Conseil national du numérique à la Commission nationale consultative des droits de l’Homme, en passant par la Quadrature du Net, tous sont unanimes quant à la dangerosité pour la liberté d’expression que cette loi représente. Que l’intention soit bonne ne peut occulter le fait que, dans la forme proposée et ses dispositions, elle risque de la mettre en péril.

À nos députés éclairés par toutes les analyses qui leur ont été communiquées par les experts et les ONG concernées de trancher… et de faire preuve de courage. On peut espérer qu’ils n’ouvrent pas la boîte de Pandore !

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