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Origine de la Covid-19 : l’hypothèse de l’accident de laboratoire doit-elle être étudiée d’un point de vue scientifique ?

La virologue chinoise Shi Zhengli à l'intérieur du laboratoire P4 à Wuhan. Johannes Eisele/AFP

Le 11 mars 2020, l’OMS a requalifié l’épidémie de Covid-19 en pandémie. Plus d’un an après, le coronavirus SARS-CoV-2, responsable de la maladie, continue à circuler activement, et son origine exacte demeure inconnue.

On sait aujourd’hui que la séquence de ce virus est proche de celle des coronavirus de chauves-souris. Voici quelques dizaines d’années, son « ancêtre » circulait dans des populations de chauves-souris du sud de l’Asie.

Mais de nombreuses zones d’ombre persistent : on ignore encore comment ce virus est arrivé à Wuhan, comment sa séquence a évolué pour permettre de contaminer des êtres humains, et dans quelles conditions il a infecté les premières personnes qui ont croisé sa route.

Un point supplémentaire reste également à éclaircir : pour chacune de ces étapes, y a-t-il eu une contribution humaine (directe ou indirecte) ?

En effet, si les cas de transmission « zoonotique », autrement dit de passage d’un agent pathogène de l’animal à l’être humain, sont aujourd’hui largement documentés – les scientifiques considèrent même qu’il s’agit d’un mécanisme prépondérant d’émergence de nouveaux virus – le fait que cette épidémie ait commencé à côté d’un grand centre de recherche en virologie –, l’institut de virologie de Wuhan, a également nourri une autre hypothèse : celle de l’accident de laboratoire. Et ce, d’autant plus que cet institut est spécialisé dans l’étude des coronavirus ayant un potentiel épidémique chez l’être humain.

On sait par ailleurs que de tels accidents ont déjà conduit à des infections humaines, et même à la pandémie de grippe H1N1 de 1977 qui a fait plus de 700 000 victimes.

Les premiers textes argumentés envisageant un accident de laboratoire ont été peu considérés, peut-être parce qu’ils émanaient de groupes technocritiques comme Pièces et Main-d’œuvre, collectif d’inspiration néo-luddite, ou encore du collectif DRASTIC (acronyme de « Decentralized Radical Autonomous Search Team Investigating Covid-19 »). Composé d’une trentaine de personnes (majoritairement anonymes, à l’exception de quelques scientifiques participant sous leur réelle identité), ce groupe formé sur Twitter en 2020 s’est donné pour mission d’explorer les origines du SARS-CoV-2.

Pourtant, leurs informations et arguments auraient mérité d’être examinés en tant que tels. Ils ont ensuite été repris et développés par quelques virologistes, des scientifiques et des vulgarisateurs scientifiques.

Dans un texte publié jeudi 13 mai par la revue Science, une nouvelle tribune, cosignée par une vingtaine de scientifiques, appelle une fois de plus à examiner cette éventualité. Par ailleurs, à la veille de cette publication, trois nouveaux documents (une thèse et deux mémoires de master) ont été diffusés par un compte Twitter anonyme.

Comme le relate le journal Le Monde, ces documents (publiés initialement en chinois et traduits anonymement en anglais) contiennent des informations inédites qui semblent remettre en cause certaines des informations communiquées précédemment par le WIV. Désormais, de surcroît, c'est le président américain qui demande une enquête.

En l’absence de preuve définitive, et sans faire la promotion de certaines thèses complotistes, le débat sur l’origine du SARS-CoV-2 mérite d’exister.

Quels sont à l’heure actuelle les arguments les plus solides scientifiquement, en faveur de chacune de ces deux hypothèses, zoonose ou accident de laboratoire ?


Read more: Rien ne prouve que le coronavirus a été créé en laboratoire : les dessous de l’infodémie sur le Covid-19


Un débat encadré très tôt

Dans le milieu scientifique, le débat sur l’origine du SARS-CoV-2 a été cadré dès le début de l’épidémie par la publication de deux articles.

Daté du 19 février 2020, le premier a été publié dans la revue scientifique médicale The Lancet. Cette tribune, signée par 27 scientifiques, soulignait les efforts des experts chinois pour « identifier l’agent pathogène à l’origine de cette épidémie […] et partager leurs résultats de manière transparente ». Les auteurs déploraient les « rumeurs et informations erronées » sur les origines du virus, et déclaraient « condamner fermement les théories du complot suggérant que le Covid-19 n’a pas une origine naturelle ».

Ils appuyaient leur opinion sur les premières analyses des données de séquences publiées, sans toutefois détailler les arguments scientifiques en faveur d’une origine naturelle.

Un second article paru en mars 2020 dans Nature Medicine fournissait une série d’arguments scientifiques en faveur d’une origine naturelle :

  • l’hypothèse naturelle est plausible, car c’est le mécanisme usuel de l’émergence des coronavirus

  • la séquence du SARS-CoV-2 est trop éloignée des autres coronavirus connus pour envisager la fabrication d’un nouveau virus à partir des séquences disponibles

  • Sa séquence ne montre pas les traces d’une manipulation génétique en laboratoire.

Ce dernier argument peut être remis en question, car des méthodes permettant de modifier les séquences virales sans laisser de traces existent. Ce sont des méthodes basées sur le découpage du génome en fragments raboutables, ou plus récemment la méthode ISAR, grâce à laquelle des fragments chevauchants se rassemblent naturellement dans les cellules par recombinaison homologue (phénomène au cours duquel deux molécules d’ADN échangent un fragment). Par ailleurs, la manipulation génétique n’est pas le seul scénario compatible avec un accident de laboratoire.

Les intenses recherches menées depuis plus d’un an pour tenter de valider le scénario zoonotique n’ont pour l’instant pas été couronnées de succès : les 80 000 échantillons d’animaux, issus d’une trentaine d’espèces testées, ont tous été négatifs. Ces chiffres sont issus du rapport conjoint OMS-Chine. Les échantillons provenaient des animaux d’élevage et des animaux sauvages de différentes provinces chinoises. Il est important de noter que ce grand nombre d’échantillons testés négatifs ne réfute pas pour autant le scénario zoonotique.

L’hypothèse de l’accident de laboratoire

En août 2020 sont parus pour la première fois dans des revues scientifiques avec comité de lecture deux articles discutant la possibilité d’un accident de laboratoire. En novembre 2020, l’un d’entre nous (Étienne Decroly) a également publié un commentaire dans le journal du CNRS.

Plusieurs éléments posent en effet question. Il a notamment été établi que l’institut de virologie de Wuhan manipulait des virus proches du SARS-CoV-2 prélevés dans le sud de la Chine et en particulier dans la province du Yunnan.

Parmi ces virus, le cousin le plus proche du SARS-CoV-2, appelé RaTG13, a été collecté dans une mine désaffectée en 2013. Or en 2012, plusieurs ouvriers y ayant travaillé avaient souffert d’une pneumonie sévère ressemblant à la Covid-19, qui avait provoqué la mort de trois d’entre eux. Bien que l’agent étiologique de l’infection n’ait pas été identifié formellement, une thèse révélée via Twitter indique que « les échantillons ont révélé chez ces patients la présence d’anticorps reconnaissant les coronavirus ».

Si RaTG13 ne semble pas être le progéniteur direct du SARS-CoV-2 responsable de la pandémie de Covid-19, plusieurs questions se posent malgré tout. Les documents rendus publics récemment indiquent que le WIV a séquencé plusieurs autres coronavirus apparentés au SARS-CoV-2, collectés dans la mine où avait été trouvé RaTG13. Y avait-il parmi eux d’autres virus plus proches du SARS-CoV-2 ? Si tel n’est pas le cas, le SARS-CoV-2 pourrait-il être issu d’une expérience de gain de fonction, suivie d’expériences sur modèles animaux durant laquelle aurait pu se produire une contamination accidentelle ?

Outre les manipulations génétiques directes, un accident de laboratoire aurait aussi pu survenir suite à une infection lors d’une collecte dans la nature ou au cours d’une expérience avec un virus que l’on a fait évoluer dans des cellules ou des souris au laboratoire (sans forcément manipuler directement son génome). Ce type d’expériences, courantes dans certains laboratoires de virologie, consiste à tester la capacité d’un virus à infecter des cellules de diverses espèces animales. Ce faisant, elles exercent une sélection artificielle des mutations, favorisant les virus porteurs de celles qui les aident à s’adapter au nouvel hôte, mimant de ce fait les sauts d’espèce naturels.

Pour clarifier les choses et étudier tous les scénarios possibles d’émergence du SARS-CoV-2, il est important que les séquences de ces virus soient mises à disposition de la communauté scientifique afin de retracer les mécanismes possibles d’émergence du SARS-CoV-2. Or les bases de données de séquences du WIV ont été rendues inaccessibles dès septembre 2019.

Comment en avoir le cœur net ?

Pour rappel, la commission conjointe Chine-OMS n’a malheureusement pas permis d’identifier la cause de la pandémie. Le rapport qu’elle a publié conclut que l’origine zoonotique de l’épidémie est la plus probable et indique que l’hypothèse d’un accident de laboratoire est très improbable. Dans un communiqué daté du 30 mars 2021, l’OMS a cependant rappelé que toutes les hypothèses restent ouvertes. Son directeur général, Tedros Adhanom Ghebreyesus, a rappelé qu’il restait des questions qui « devront être traitées dans le cadre d’études supplémentaires ».

Pour déterminer si le SARS-CoV-2 s’est échappé d’un laboratoire, il faudrait mener une enquête approfondie et examiner divers éléments. Cela nécessite, entre autres, d’avoir accès aux bases de données de séquences ainsi qu’aux différentes ressources utilisées par les chercheurs chinois, ce qui inclut notamment les cahiers de laboratoire, les projets déposés, les manuscrits scientifiques en préparation et soumis, les séquences virales, la liste des commandes et les analyses biologiques des expérimentateurs.

En l’absence de preuves directes, des approches alternatives pourraient apporter des informations complémentaires. En analysant en détail les séquences disponibles des coronavirus proches du SARS-CoV-2, il est possible que la communauté scientifique aboutisse à un consensus basé sur des indices forts, à l’image de ce qui s’est passé dans le cas d’autres virus échappés de laboratoires, tel que celui de la grippe H1N1 de 1977.

On sait qu’à chaque fois que des virus infectent des cellules, ils fabriquent d’innombrables copies d’eux-mêmes. Ce faisant, ils commettent des erreurs : ce sont les mutations. Tous les virus accumulent continuellement des mutations, plus ou moins vite, et des outils statistiques permettent de calculer leur taux d’évolution (le nombre de mutations qui se produisent par unité de temps). Si un virus est stocké pendant un long temps (dans un congélateur de laboratoire par exemple), et donc ne se reproduit plus, il n’accumule plus de mutations. Les mutations reprendront lorsqu’il sera remis en culture.

La recherche de telles « périodes de congélation » pourrait permettre de déterminer si le virus en cause est sorti d’un laboratoire. C’est ainsi que l’origine non zoonotique du virus H1N1 de 1977 a pu être déterminée.

La nécessité de « boîtes noires » biologiques

Même s’il n’est pas possible actuellement de déterminer si le virus a une origine zoonotique liée aux élevages intensifs ou à la destruction des habitats naturels ou bien s’il est passé par un laboratoire, le fait que la question se pose rappelle que nos modes de vie et la manipulation de virus à potentiel pandémique comportent des risques non négligeables. Les risques d’accident de laboratoire associés à la manipulation de virus hautement pathogènes (au cours d’expérimentations appelées « gain de fonction ») avaient d’ailleurs été très discutés dans les années 2012-2015.

Quelle que soit l’origine du SARS-CoV-2, il est nécessaire de s’interroger sur les conséquences de nos interactions avec les écosystèmes et l’industrialisation des élevages intensifs, les conditions de sécurité/sûreté des collectes et des expériences sur les virus potentiellement pandémiques, la pratique des expériences de gain de fonction, et la prolifération des laboratoires de niveau de sécurité L3 et L4, en particulier à proximité des mégapoles. La Chine a notamment annoncé la construction de 23 P4 et 88 P3.

Afin de doter les laboratoires de systèmes de sécurité aussi exigeants que dans le domaine du nucléaire, il faudrait envisager la mise en place de « boîtes noires biologiques », sur le modèle des boîtes noires utilisées en aéronautique. Il s’agirait de mettre en place une série de mesures permettant de retracer l’historique d’un éventuel accident de laboratoire.

L’accès aux laboratoires P3 et P4 pourrait par exemple être asservi à la description détaillée des expériences dans des cahiers de laboratoire électroniques ; les données de séquençage et celles des ADN synthétisés pourraient être systématiquement archivées ; les filtres à air des laboratoires pourraient être collectés (et en cas de soupçon de dissémination de pathogènes, le matériel génétique présent à leur surface pourrait alors être séquencé), etc.

Ces nouvelles mesures de sécurité devraient être mises en place à l’échelle internationale afin de limiter les risques de futures pandémies liées à des accidents de laboratoire. En ce qui concerne la pandémie actuelle, il est important de retracer les origines exactes du SARS-CoV-2 pour comprendre précisément les failles qui ont pu conduire à sa propagation, quelles qu’elles soient, et limiter le risque de futures émergences.

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