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« Panama papers » : l’union des journalistes fait la force

Devant le siège du cabinet Mossack et Fonseca, à Panama City. Rodrigo Arangua/AFP

L’affaire dite des « Panama papers » intervient après d’autres scandales révélés dans la presse internationale, avec souvent la terminaison en « leaks » comme marqueur d’une révélation de données de masse (comme « gate » est devenue la terminaison synonyme de révélation d’un secret politique à la suite de l’affaire du Watergate). Les Panama papers sont à la fois un symptôme économique, un défi technique et une réponse journalistique.

Symptôme d’une mondialisation économique et des dérives de la financiarisation du monde. Défi d’une investigation journalistique qui arriverait à prendre à bras le corps des données de masse (les fameux big data). Symbole de la capacité des journalistes et des médias à coordonner leurs efforts pour organiser un réseau d’investigation mondialisé à l’échelle des faits qu’ils ont à traiter. Resituons les étapes importantes de ce changement d’écosystème pour le journalisme d’investigation.

Aux origines du Consortium d’investigation

L’International Consortium of Investigative Journalism (ICIJ) a été créé dès 1997 par le journaliste américain Chuck Lewis. Il était un des projets parmi d’autres développés au sein du Center for Public Integrity. Ce centre a la particularité de mettre en réseau des individus venant de divers horizons, avec des profils complémentaires, au service de l’élucidation de faits ou de données. On peut donc retrouver unis pour une même enquête, des humanitaires, des développeurs informatiques, des journalistes, des hackers, des infographistes ou des data journalistes…

Il s’agit de soutenir de justes causes et de dénoncer certaines turpitudes (watchdog journalism), sous forme d’investigation collaborative : certains assurent le financement, d’autres le traitement des données, ou le recoupement des informations et la publication. Enfin, au sein de ce centre, des juristes, des experts peuvent intervenir pour aider l’équipe qui enquête ou s’apprête à publier.

Le CAR (computer-assisted reporting) s’y est développé pour profiter de la puissance des logiciels et des machines à calcul afin de traiter des données importantes. Mouvement qui se développe d’autant plus que s’amplifient les revendications pour l’open data, par des militants historiques de la transparence politique des élus et gouvernants. Il faut dès lors apprendre à trier, hiérarchiser, purger semi-automatiquement des bases qui croulent sous des données plus ou moins rangées et déchiffrables simplement.

Au sein de ce CPI, l’idée a émergé, à la fin des années 1990, qu’il faudrait pouvoir organiser un dispositif collaboratif international afin de traiter des phénomènes qui se jouent des frontières nationales au profit de logiques transnationales voire mondialisées (la corruption politique, la criminalité organisée, le terrorisme, la fraude fiscale, etc.). Mais, cette fois il s’agit de rassembler surtout des journalistes d’investigation de dizaines de pays et donc de médias concurrents pour les faire travailler ensemble.

L’étape décisive Wikileaks

Avec les révélations de Wikileaks en 2010, publiant des milliers de documents de l’armée américaine sur ses opérations en Afghanistan (en juillet) ou en Irak (en octobre) un nouveau coup d’accélérateur a été donné à ce type de collaboration journalistique, en association avec des développeurs informatiques et des « lanceurs d’alerte ».

Julian Assange en août 2014. David G. Silvers/Flickr, CC BY-SA

Julian Assange est devenu très vite un symbole de ceux qui détiennent des informations sensibles voire choquantes et qui trouvent indispensable de les faire connaître au grand public, moyennant un travail de vérification, de hiérarchisation et de mise en sens, que seuls les journalistes peuvent alors effectuer.

C’est ainsi que les plus de 90 000 fichiers militaires, en lien avec la guerre en Afghanistan sur la période 2004-2009, ont été mis à la disposition d’un triumvirat médiatique composé du Guardian, du New York Times et du magazine allemand Der Spiegel. Et une fois ces documents publiés, d’autres médias ont pu s’en emparer pour approfondir le traitement que la collaboration des trois médias n’avait pu épuiser. C’est ainsi que, dans une logique start-up, le site d’information né en ligne, Owni.fr, qui entendait être pionnier en matière de data journalisme, créa une application collaborative pour accéder aux documents et permettre aux lecteurs d’aider à identifier l’importance relative de chaque pièce et d’apporter un éclairage expert s’ils le pouvaient sur ces war logs en Afghanistan.

L'application « warlogs ».d'Owni.fr. Owni.fr

Ce travail fut remarqué par Julian Assange qui du coup, sollicita les programmeurs de ce dispositif, comme l’a raconté Nicolas Kayser-Bril, afin d’intégrer en amont une telle plateforme au moment de la parution, quelques mois après, de nouveaux war logs : sur l’Irak, contenant cette fois 400 000 documents. Changement d’échelle qui justifiait de penser un tel outil informatique pour s’y retrouver. Puis il y a eu depuis, l’affaire Snowden, avec les révélations sur les écoutes de la NSA, les listings venus des banques (en Suisse ou au Luxembourg), etc. À chaque fois, on retrouve les éléments constitutifs de ce nouvel écosystème.

Les quatre constituants d’un nouvel écosystème du journalisme d’investigation

(1) Un changement de contexte politique et économique, fait de mondialisation, de financiarisation de l’économie, de défiance croissante vis-à-vis des gouvernants et d’exigence citoyenne accrue de transparence et de moralité.

(2) Un changement technologique, fait d’outils capables de compiler simplement et efficacement des milliers voire millions de données dans des espaces de stockage miniaturisés (donc faciles à exfiltrer discrètement par un individu qui a le droit d’y avoir accès) ; des dispositifs de surveillance de nos faits et gestes et de capture des données de communication qui sont de puissants pousse-au-crime d’espionnage et qui éveillent en retour moult inquiétudes et revendications de transparence sur ce qui est stocké ; des programmations informatiques fournissant une aide précieuse voire cruciale au tri de ces données de masse.

(3) Un changement des usages journalistiques, fait d’un revivalisme de la fonction de vérification des faits et des données (le fameux fact checking) ; d’un réenchantement de la mission démocratique des médias protégeant les lanceurs d’alerte et dénonçant les scandales cachés des personnalités publiques et des institutions ; d’une montée en régime des pratiques du data journalisme, héritier du CAR, où le flair journalistique s’associe au savoir-faire informatique.

(4) Un changement d’état d’esprit des entreprises médiatiques, fait d’un esprit de coopération inter-médias nationaux, pour trois raisons.

  • D’abord, l’ampleur des tâches d’investigation mobilise, des mois durant, des bras et des cerveaux, alors que les logiques économiques poussent à les rentabiliser au maximum chaque jour. Répartir ses forces entre plusieurs médias c’est donc aussi répartir les coûts de cette investigation au long cours.

  • De plus, chacun comprend bien que l’impact médiatique d’une enquête collaborative sera bien plus grand, car l’investigation sera plus fouillée, et l’orchestration des révélations multiples dans plusieurs médias sera une formidable chambre d’écho.

  • Enfin, cette coopération inter-médias est internationale permet ainsi d’apporter une réponse journalistique à l’échelle des faits constatés (mondiale donc) tout en limitant les risques pour chaque média de représailles politiques ou juridiques au sein de son espace nationale, afin de le faire taire. À quoi bon interdire de publication des faits que les médias partenaires continueront de mettre à disposition des internautes curieux ? !

Dans une période où il est de bon ton de se lamenter sur la fragilisation des entreprises de presse et de déplorer leurs difficultés à faire leur mue technologique et économique, pointons que la mise en œuvre de ce type de dispositifs collaboratifs, inter-médias, assistés par ordinateur et mondialisés est pourtant le signe tangible que les médias savent s’adapter à leur nouvel environnement pour que vivent le journalisme et l’investigation.

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