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Pensée des « gilets jaunes » : trois ingrédients à prendre en compte

A Bordeaux, le 16 février 2019. Nicolas Tucat / AFP

Devant cet objet politique mal identifié que constitue le mouvement des « gilets jaunes », le regard porté sur différents types de considérations semble s’imposer. La satisfaction dans la vie et la confiance interpersonnelle ont été récemment mises en avant pour expliquer les comportements électoraux observés en 2017 et ont été remobilisées pour éclairer le mouvement des « gilets jaunes ». Parmi les objectifs de cette étude figure la compréhension des « ressentis subjectifs et du socle intellectuel de leurs idéologies » : « Dans les deux cas (2017 et crise des « gilets jaunes »), la vieille opposition gauche-droite a laissé place à un nouvel antagonisme, dans lequel les variables de bien-être subjectif ou de confiance à l’égard des institutions ou des personnes jouent un rôle central et sous-estimé jusqu’alors. »

Ce tableau nous semble devoir être précisé par l’évocation de deux autres considérations qui permettent de désagréger la notion de « satisfaction dans la vie ». En premier lieu, le souci du court terme dans les revendications des « gilets jaunes » et, en second lieu, la domination de valeurs matérialistes au sens de Ronald Inglehart.

Court terme et valeurs matérialistes

Dès l’origine du mouvement, le pouvoir d’achat a été élevé en tête des préoccupations avec le rejet de la hausse des taxes sur les carburants et, d’une manière plus générale, le mouvement anti-fiscal. Sur les ronds-points combien d’enquêtes ou de micro-trottoirs n’ont pas révélé l’angoisse généralisée de la sécurité économique à brève échéance voire l’angoisse alimentaire dès le 10 du mois ? « Remplir le frigo à la fin du mois » est ainsi apparu comme une urgence élémentaire, tout à fait légitime, qui traduit bien l’horizon temporel très proche des « gilets jaunes ». Au souci de la « fin du monde » (la transition écologique) les « gilets jaunes » substituent plus volontiers le souci de la « fin du mois ».

Selon l’étude récente du Cepremap et du Cevipof précitée, « près de 70 % de ceux qui soutiennent les « gilets jaunes » fortement vivent dans un ménage dont le revenu disponible net est inférieur à 2 480 euros – soit le revenu médian en France. Et 17 % vivent dans un ménage avec moins de 1 136 euros. En outre, 24 % des soutiens (des « gilets jaunes ») déclarent s’en sortir « très difficilement » avec le revenu de leur ménage, soit deux fois plus que la moyenne ». Ces chiffres atténuent légèrement l’état dramatique de la population suggéré par des représentations médiatiques un peu hâtives.

Cette « courtermisation » du politique rejoint le caractère matérialiste de la revendication. Dans son ouvrage précité, Ronald Inglehart met au jour, dès 1977, la dichotomie des valeurs matérialistes et post-matérialistes.

Les premières sont attachées à la satisfaction de la sécurité sous toutes ses formes, physiques et économiques principalement. Il s’agit d’obtenir des biens matériels de première nécessité assurant la sécurité physique (protection, emploi, alimentation…) des individus. Travaillant sur des séries chronologiques de données empiriques, Inglehart met en évidence que les générations socialisées au cours de périodes marquées par les privations de toutes sortes sont amenées à développer des valeurs matérialistes. Ainsi en va-t-il des cohortes d’individus socialisés dans l’Allemagne ou le Japon dévastés d’après-guerre.

Puis les « trente glorieuses » marquées par un développement économique constant, de nature à assurer des sociétés où le confort et l’abondance se généralisent, connaissent l’éclosion de cohortes aspirant à des valeurs post-matérialistes (l’égalité des sexes, la protection de l’environnement, la satisfaction au travail…). On a ainsi pu donner une interprétation de Mai 68 comme l’aboutissement de ces revendications post-matérialistes.

Certes, le court terme n’y était pourtant pas exclu des slogans, comme l’atteste l’injonction à « jouir sans entrave ». Les valeurs matérialistes des « gilets jaunes » semblent confirmer l’hypothèse d’Inglehart moins en termes générationnels qu’en termes de segments sociaux. Les groupes sociaux qui souffrent le plus d’un défaut de bien-être confirment leur aspiration à la satisfaction de revendications matérialistes et à court terme. Les « gilets jaunes » ont, pour le moins, problématisé au grand jour, et parfois violemment, une situation insatisfaisante, c’est-à-dire qui révèle un écart entre l’état de choses existantes et ce qui paraît souhaitable.

La « déconnexion » des élites politiques

Dès lors, on comprend mieux l’incompréhension totale entre le « peuple » des « gilets jaunes » qui demandent l’accès à plus de biens normalement accessibles à tous et les « élites » supposées « capter » les ressources de bien-être et les ressources de la volonté générale pour parler comme Mudde et Kaltwasser, et donc les en priver.

Cette incompréhension devient particulièrement sensible dans le rejet du politique comme étant le lieu d’épanouissement des élites. Or l’une des fonctions essentielles du politique consiste à prévoir, à anticiper l’avenir et donc elle est caractérisée par l’analyse des perspectives à long terme. On se rappelle du « gouverner c’est prévoir » de Pierre Mendès-France. D’où les critiques si fréquentes dans le discours des « gilets jaunes » à propos de la « déconnexion » des élites politiques avec les réalités socio-économiques et la justification de la défiance qu’elles suscitent pour cause de temporalités incompatibles.

À ces deux types de considérations, on peut, en effet, ajouter une troisième dimension constituée par l’axe confiance-défiance, forme simplifiée du capital social dont ils sont dépourvus. Les « gilets jaunes » ont été souvent caractérisés par leur isolement social auquel la réunion récurrente sur les ronds-points comme les manifestations du samedi venaient apporter un antidote qui permet de retrouver la convivialité et la solidarité perdues.

L’écueil des finances publiques

Que tirer de cette triple opposition entre court et long terme, valeurs matérialistes et post-matérialistes et confiance et défiance pour la sortie de crise ?

Si on les projette sur les propositions qui devront émerger du « Grand Débat national », on est amené à retenir quelques hypothèses. S’agissant tout d’abord du terme auquel les décisions devront correspondre, il semble nécessaire qu’il y ait des mesures complétant celles du 10 décembre concernant la prime de fin d’année, l’augmentation du salaire des travailleurs payés au smic de 100 euros en 2019, l’annulation pour cette année de la CSG pour les retraités gagnant moins de 2 000 euros par mois et la défiscalisation des heures supplémentaires dès 2019.

Le Président avait compris la très forte attente de mesures à court terme puisqu’il a déclaré dans son discours : « Je demande au gouvernement et au parlement de faire le nécessaire afin qu’on puisse vivre mieux de son travail dès le début de l’année prochaine ».

On voit bien que des mesures complémentaires d’ordre économique ne pourront être que limitées compte tenu de l’état des finances publiques. Il faudra cependant s’efforcer de trouver des mesures de nature à satisfaire des aspirations à court terme, même si elles seront de toute façon considérées comme insuffisantes par les « gilets jaunes » compte tenu du rejet massif du Président (mais pas nécessairement par le reste de tous les autres Français qui restent très largement majoritaires).

Si on connaît les principaux facteurs du bien-être subjectif (le revenu, le statut d’emploi, l’âge et le niveau d’éducation), on ne voit guère que la redistribution pour être utile à la réparation à court terme. Mais on se heurte là à l’écueil des finances publiques, sauf à infléchir la politique économique et sociale suivie depuis 2017 (un point abordé dans un second article à venir). On pourra, toutefois, remarquer que le Grand Débat est national et qu’en ce sens il n’est pas supposé déboucher sur la satisfaction des demandes exclusives des « gilets jaunes » mais bien de tous les citoyens français. En ce sens la distinction entre confiance et défiance doit être prolongée.

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