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La réintroduction des ours bruns européens dans les Alpes ne fait pas que des heureux… Alexas Fotos/Pixabay

Peut-on cohabiter avec les ours ?

Les ours bruns font parler d’eux. Dans les Alpes italiennes, Kj2, une femelle de 14 ans, a fait la une des journaux locaux et internationaux fin juillet après avoir surpris et attaqué un randonneur isolé, sauvé in extremis par son chien. Quelques semaines plus tard, Kj2 a été abattue sur ordre de l’administration provinciale.

À peu près au même moment, dans les Pyrénées françaises, un autre ursidé a effrayé un troupeau de moutons, tant et si bien que ce dernier, paniqué, s’est jeté d’une falaise.

Les ours, comme d’autres grands prédateurs, ont été réintroduits dans toute l’Europe à partir de 1993, principalement grâce à des programmes financés par l’Union européenne.

Mais ces programmes sont régulièrement remis en cause par les communautés locales, les élus et certains médias qui s’appuient sur les incidents survenus – et ce, même quand le « responsable » est puni – pour les réformer. Beaucoup demandent également à réhabiliter la chasse à l’ours, une espèce pourtant en voie de disparition en Europe de l’Ouest.

Comme je l’ai expliqué dans mon essai sur la préservation des ours dans les Alpes italiennes, publié au sein de l’ouvrage collectif que j’ai co-dirigé, The Nature State : Rethinking the History of Conservation (Routledge, 2017), le cœur du problème est celui de la biosécurité des espèces. Comment l’État peut-il garantir la sécurité économique et physique des communautés humaines tout en défendant le droit des espèces en danger à jouir de leur habitat historique ?

Chasser ou préserver ?

Jusqu’au début du XXe siècle, l’État, en Autriche comme en Italie, a été du côté des populations locales. La chasse à l’ours était même encouragée par la remise de récompenses pour chaque bête abattue. Dans ce système, les risques de la cohabitation étaient surtout encourus par les ours.

La transformation radicale des paysages alpins au siècle dernier a d’autant plus rétréci le territoire des ours bruns et accru les possibilités de rencontres fortuites avec des prédateurs bipèdes.

La combinaison de ces facteurs, favorisée par des politiques publiques visant à exterminer l’espèce, a été particulièrement fructueuse : à la fin des années 1930, la plupart des colonies d’ours avaient disparu. Seuls quelques groupes subsistaient en Slovénie et au nord-est de l’Italie.

La chasse à l’ours à travers l’Europe a conduit à son extinction. Wikimedia

L’intérêt croissant de l’opinion pour la préservation de la nature a cependant changé la donne. En Italie, cela s’est notamment traduit sous le régime fasciste par un décret royal de 1939 visant à bannir la chasse à l’ours. Différents programmes ont aussi été proposés afin de créer des réserves naturelles dans les Alpes du Trentin, au nord du pays.

En parallèle, un système de compensation monétaire complexe a été mis en place afin de dédommager les bergers victimes d’attaques contre leur bétail. Ce faisant, l’État prenait ainsi le chemin risqué de la cohabitation.

Cependant, les efforts afin de préserver les ours du Trentin se sont avérées vains : à la fin des années 1980, la population fut jugée trop petite pour pouvoir se reproduire.

Cette situation critique a conduit les autorités à faire appel à la Slovénie afin de réintroduire des ours en Italie. Cette évolution a été très mal perçue : pour les habitants, l’État, en se positionnant pour la préservation des ours, s’était ligué contre eux.

L’ours, victimes des xénophobes

Les attaques – certes effrayantes mais relativement peu fréquentes – comme celle du mois de juillet ou celle de 2014 qui donna lieu à l’abattage de l’ourse Daniza, semblent avoir réveillé les plus bas instincts de certains politiciens.

Certains ont ainsi adopté la même rhétorique qu’à l’égard des politiques migratoires européennes. Les ours du Trentin sont ainsi représentés comme des étrangers, (donc) dangereux, comme des « immigrés » ayant colonisé les territoires qu’ils occupent.

Ce discours xénophobe en appelle ainsi aux locaux afin qu’ils « reprennent possession » de leurs terres et s’érigent contre les ours et contre les politiciens ayant aidé à leur réintroduction.

Les ours bruns ont été réintroduits en Europe à partir de 1993. Pixabay

Il est certes concevable que la femelle Kj2 était dangereuse. Pourtant, d’après plusieurs témoignages, elle aurait simplement attaqué pour se défendre face à un homme apeuré, muni d’un bâton et accompagné de son chien.

Dans tous les cas, plutôt que d’être abattue, elle aurait tout à fait pu être déplacée dans une autre zone, ce qui aurait apaisé les habitants et permis de débattre de la question de la cohabitation de façon moins conflictuelle.

De nombreux activistes et défenseurs de la nature ont dénoncé cet acte, jugé disproportionné par rapport à l’attitude naturelle d’un ours se sentant en danger. Plusieurs ont même appelé à un boycott touristique de la région.

L’importance de la cohabitation

Les conflits entre humains et ours, ou, par extension, entre des communautés humaines et l’État (qui représente l’intérêt des grands prédateurs) ne sont pas des faits nouveaux dans le Trentin. Et surtout, ils ne dépendent pas du nombre d’ours ou de leurs origines. L’histoire nous apprend ainsi que la cohabitation fut longtemps un fait acquis dans les Alpes, et ce bien avant les programmes de réintroduction.

Les éleveurs ont élaboré des techniques pour vivre avec les ours depuis plus d’un siècle, en s’adaptant aux normes et aux législations. Dans cette région rurale, les attaques sont surtout des manifestations récentes de conflits inter-espèces pour l’accès aux ressources.

Vidéo d’oursons dans les Pyrénées françaises, juillet 2017, réseau Ours Brun.

Mais, siècle après siècle, à mesure que les populations de grands prédateurs ont décliné, notre capacité à prendre des risques a suivi la même pente. Pendant des années, notre sentiment de sécurité est resté inébranlé, rendant nos élevages modernes incompatibles avec la proximité d’ours.

Il est impossible de mettre fin aux conflits ou d’éviter les rencontres, mais il est possible d’en minimiser les conséquences. Établir des règles claires sur ce que les humains peuvent ou ne peuvent pas faire, comment ils doivent se comporter dans les zones fréquentées par les ours – et définir où se trouvent ces zones – serait un bon début. Brandir des bâtons, s’approcher des oursons et laisser gambader les chiens sans laisse font en revanche partie des comportements à éviter.

Les coûts et risques de cette cohabitation doivent être répartis équitablement entre tous : touristes et éleveurs, municipalités et régions, et, oui, ours aussi. Car les Alpes méritent leurs ours, et les ours, leurs Alpes.

This article was originally published in English

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