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Philosophie et management, un couple fécond

Dakine Kane/Flickr, CC BY

S’il est deux domaines qui semblent n’avoir aucune intersection, ce sont bien le management et la philosophie. Pour les professionnels du management, la philosophie ne ferait que ralentir le processus de décision, suggérant des questions qui ne se posent pas au décideur engagé dans l’action. Pour analyser les situations de gestion, la statistique, les mathématiques financières et la logistique sont en effet réputées lui suffire. Tel est en tout cas le cœur des enseignements au sein de nombreuses facultés de gestion (mais pas toutes), dans lesquelles on recrutera un ou deux éventuels professeurs en sciences humaines peut-être, mais de philosophe, point. Pour quoi faire, en effet ?

Symétriquement, les professionnels de la philosophie dédaignent le management, bras armé de l’économie selon eux, instrument de pouvoir du capitalisme mondialisé n’ayant souci que d’accélérer le mouvement de l’agitation collective engagée dans la poursuite du profit.

Les managers sont confrontés à la métaphysique

Or, réduire à ce point, c’est-à-dire à rien, le rapport du management à la philosophie, c’est se priver de trouver un sens à plusieurs éléments d’actualité que nous serions cependant coupables de négliger tout à fait. En effet, les statistiques qu’aiment brandir les adeptes du management par « objectifs » et ceux pour qui c’est sans mesure que tout doit « être mesuré », montrent qu’aujourd’hui la souffrance des cadres est un phénomène majeur de la vie des entreprises, et qu’elle est donc très problématique pour le développement de l’économie elle-même.

Les managers, on le voit, sont affrontés à des questions, notamment métaphysiques et morales, que le seul goût du chiffre et de la gouvernance par les nombres, pour utiliser l’expression d’Alain Supiot, ne parvient pas à situer. Il en résulte que la tyrannie des processus sans destination ne semble plus être l’horizon indépassable du management, et que, logiquement, les cadres portent un intérêt croissant au sens de leur action et donc à la réflexion philosophique.

Il est d’ailleurs temps de récuser le poncif selon lequel les cadres ne s’intéresseraient ni aux problèmes de société, ni au monde des idées, ni au sens de l’action collective (les cadres constituent d’ailleurs l’une des principales catégories de lecteurs de Philosophie Magazine et expliquent en partie son succès en kiosque). Ils savent au contraire que « re-territorialiser » le management dans le domaine de la culture est une condition de leur survie à l’heure de mondialisation. Du reste, le développement de séminaires spécialisés en entreprise, l’élection récente de philosophes à la tête de quelques-unes des plus grandes revues anglo-américaines de management (Organisation Studies, Journal of Business Ethics, etc.) et enfin la création récente d’une Société de Philosophie des Sciences de Gestion sont autant d’autres signes patents de cette reconquête.

Le management n’a jamais cessé d’être culturel et politique

Je dis bien reconquête car en effet, si l’on mettait le taylorisme du XXe siècle entre parenthèses un instant, on s’apercevrait que le management n’a jamais cessé d’être culturel et politique, donc intrinsèquement philosophique. Socrate, qui s’exprime sur ce point dans L’Economique de Xénophon, montre bien les spécificités et les difficultés propres au rôle de manager ; malheureusement ce texte, influent jusqu’au XVIe siècle, est tombé en complète désuétude au moment de la révolution industrielle. Ainsi (c’est là une thèse), la question managériale étant effectivement absente du corpus platonicien, elle a été tout simplement négligée par la majorité des philosophes au cours des siècles.

Il est toutefois notable que la communauté philosophique contemporaine s’y intéresse de nouveau. Elle perçoit de plus en plus, et de mieux en mieux, que le management couvre des questions technique, scientifique, pratique, éthique et politique importantes qui, toute chose égale par ailleurs, passionnent un large public, chacun de nous se sentant aujourd’hui peu ou prou manager de quelque chose : de son temps, de son rôle ou de son projet de vie (autre façon de dire, mais c’est un autre débat, que nous sommes aussi, d’une autre manière, tous « managés »). Le séminaire de Luca Paltrinieri sur « l’entrepresification du monde » au Collège International de Philosophie, l’ouvrage récent de Thibault Le Texier sur Le Maniement des hommes, celui de Baptiste Rappin Heidegger et la question du management, ou l’intervention de philosophes comme François Jullien dans des formations en entreprise, et de nombreuses autres initiatives, mettent en évidence ce brusque regain d’intérêt.

Dernier symptôme en date : le prix 2015 FNEGE-EFMD décerné à un Essai sur les données philosophiques du management (PUF), dans lequel la philosophie y est l’hôte aussi bien que la convive du management.

De la philosophie couronnée par un prix de management

Ce choix ne fait que renforcer un mouvement déjà amorcé par la FNEGE (et l’Institut de l’Entreprise) dans un rapport de 2010, intitulé « Repenser la formation des managers », dans lequel la nécessité de renforcer la formation intellectuelle des « élites » économiques était mise en avant. Dans cet Essai, j’ai tenté de montrer combien quelques grandes signatures de la philosophie européenne et française, Bergson, Pascal ou Ricœur par exemple, pouvaient nous aider à penser les phénomènes émergents dans les organisations, aussi bien que la répétition et l’éternel retour du semblable. La course à l’innovation, qui nourrit le feu sacré des organisations, ne doit en effet pas faire oublier que les problèmes collaboratifs entre les individus sont les mêmes depuis toujours : les Grecs avaient des mots spécifiques pour les nommer : l’acrasie (la faiblesse de la volonté), l’hubris (la démesure), etc.

Il est d’ailleurs curieux de constater que, lors de la remise du prix dans la salle du CESE, il aura été question au moins autant de philosophie que de management : d’Aristote éducateur d’Alexandre, comme le rappelait le maître de céans en introduction, de la « pensée » stratégique évoquée par les auteurs de l’Encyclopédie de la stratégie, en passant par l’appel à la nécessaire distance critique en contrôle de gestion, lancée par les auteurs d’un ouvrage collectif également distingué. Il y avait là comme la révélation, ou la confirmation, d’un axe majeur de développement de la recherche en gestion dans les prochaines décennies.

Une éventuelle objection des plus sceptiques pourrait viser le quatrième et dernier ouvrage couronné, consacré à l’économie et au management du vin : il faudrait alors répondre que Kierkegaard a écrit sur ce thème les pages les plus profondes (« In Vino Veritas », 1844) !

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