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Pologne-Hongrie : les valeurs de l’Union européenne font sa force

« Marche pour la liberté » à Varsovie, le 6 mai 2017. Janek Skarzynski/AFP

L’Europe change à une vitesse incroyable. D’un jour à l’autre, la donne politique est différente. Comme une pièce de théâtre dont la fin n’a jamais été écrite et qui ne cesse d’alterner les registres, oscillant entre le tragique, l’absurde et le rêve. Quand la Turquie constitutionnalise l’autoritarisme, on n’entend que le murmure d’une poignée de responsables européens. Quand la Pologne et la Hongrie composent une drôle d’ode à la résistance des valeurs européennes, les responsables politiques nationaux chuchotent.

C’est ce que l’on aurait volontiers écrit jusqu’à la semaine du 24 avril 2017. Depuis, l’Europe a retrouvé de la voix et use de son droit à l’invective. Au Parlement européen, c’est un débat houleux qui a accueilli le premier ministre Viktor Orban qui n’en est pas à son premier coup d’éclat anti-européen. Parmi les plus récents, il a décidé de consulter ses concitoyens sur la nécessité de « Stop(er) Bruxelles » et nourrit le projet d’emprisonner tous les migrants qui auraient réussi à franchir son mur-frontière. Sans doute les dernières attaques contre l’installation de campus en Hongrie par des universités étrangères ont-elles réveillé les dirigeants européens. Le premier vice-président de la Commission européenne, le néerlandais Frans Timmermans, a publiquement menacé la Hongrie de mesures de rétorsion et de poursuites judiciaires.

À l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, un débat d’urgence a pour la première fois été organisé, fin avril, sur la situation en Hongrie. Les parlementaires ont demandé à la Commission de Venise de rendre un avis sur la compatibilité du projet de loi hongrois sur la transparence des organisations recevant des fonds étrangers avec les normes européennes, ainsi que sur la compatibilité de celle portant modification de la loi sur l’enseignement supérieur national. Ils préconisent aussi un dialogue avec le Conseil de l’Europe et la société civile. Le même Conseil s’interroge aussi sur l’avenir des valeurs européennes dans le contexte du populisme.

La Pologne aussi mène la vie dure aux valeurs de l’UE. Elle met en danger l’État de droit en conduisant des réformes pour réduire le rôle de la Cour constitutionnelle et elle veut désormais lancer une réforme de la Constitution pour donner plus de pouvoirs au président de la République. Étrange écho à ce qu’il se passe en Turquie

L’UE doit s’empresser de remettre en cause ces réformes (engagées par des gouvernements démocratiquement élus). Il est grand temps, si elle veut sauver sa légitimité, qu’elle retrouve de la voix. Pour ne pas qu’on s’habitue aux longs silences embarrassants.

Garder tout le monde autour de la table

L’UE a l’habitude de se construire dans les crises. Mais elle s’est toujours sauvée parce qu’elle a réussi à garder l’ensemble des États membres autour de la table des négociations. Elle a usé, pour ce faire, de tous les moyens – juridique, politique, économique et idéologique – pour mettre en contact les acteurs de l’intégration, pour qu’ils dialoguent en permanence.

Il faut avoir cela en tête pour comprendre une partie de l’attitude européenne : dire de l’Union qu’elle ne fait rien contre la Pologne et la Hongrie, c’est se tromper de cause. Elle ne se tait pas quand l’une de ses valeurs est contestée, mais elle s’efforce de maintenir tout le monde autour de la table. La dissidence d’un État a ainsi parfois trouvé une traduction institutionnelle. L’Union a ainsi accepté des concessions dans les Protocoles annexés aux traités, comme celui accordé à la Pologne sur la charte des droits fondamentaux. Elle a aussi négocié des dérogations texte par texte.

L’enjeu n’est donc pas de se séparer automatiquement de tous les États qui décident de jouer au yo-yo avec les valeurs européennes, mais de créer un cadre juridique permettant de contenir ces velléités politiques nationales. Quitte à admettre une intégration différenciée, c’est-à-dire une application régionalisée du droit de l’UE.

L’UE désarmée ?

Ce qui est nouveau depuis quelques années, c’est que certains États membres s’opposent – par principe – aux valeurs de l’Union, et pas seulement à un texte particulier. Quand bien même le respect des valeurs de l’Union est un pré-requis à son adhésion, rien n’empêche certains États de se montrer plus laxistes dans leur mise en œuvre une fois qu’ils sont devenus membres.

Ce qui n’est pas sans poser un sérieux problème. Le système européen est conçu pour résoudre des violations ponctuelles des valeurs qui imprègnent les textes de l’Union ou l’action des États membres. Mais les voies de droit que sont le recours en manquement ou le renvoi préjudiciel ne permettent pas de sanctionner juridiquement une violation des valeurs européennes de l’article 2 TUE. Elles permettent une sorte de frappe chirurgicale, quand un texte national heurte une liberté fondamentale et touche du même coup à une valeur de l’UE. C’est la tactique choisie par la Commission européenne pour arrêter les mesures hongroises les plus objectivement contraires aux libertés universitaires et, par conséquent, à la liberté pour une université européenne d’installer un campus en Hongrie.

Le premier ministre hongrois, Viktor Orban, devant le Parlement européen, le 26 avril 2017. Emmanuel Dunand/AFP

Lorsque les valeurs de l’UE sont gravement menacées, par des mesures nationales qui créent un régime juridique en opposition avec le principe de non-discrimination ou de tolérance, et surtout les garanties de l’État de droit, seul l’article 7 TUE peut être mis en œuvre. Cette disposition permet, sur proposition d’un tiers des États – du Parlement européen ou de la Commission – au Conseil de constater l’existence d’un risque clair de violations grave ou une violation existante des valeurs de l’article 2.

La panoplie des instruments mobilisables par l’Union va de la recommandation, en espérant que l’État fautif rentre dans le rang, jusqu’à la possibilité de suspendre ses droits, y compris ses droits de vote au Conseil ou les fonds européens. Cette procédure n’a jamais été mise en œuvre.

Le mécanisme de suspension est d’ailleurs illusoire car il repose sur l’unanimité : à peine écrite, la procédure est ainsi rendue inopérante. Elle est conçue comme un moyen de mettre l’État fautif sous pression pour le remettre dans le droit chemin par la force de persuasion du « tu n’oseras pas ».

Les valeurs européennes contre la souveraineté nationale

Quand sont violées ses valeurs, quand est bafoué l’État de droit (système où les lois sont appliquées et mises en œuvre), l’Union réagit par la négociation mais prend le risque de buter sur le mur de la souveraineté nationale.

Pour renforcer l’efficacité de sa riposte, elle a établi en 2014 une procédure pré-article 7 TUE : le « nouveau cadre pour l’État de droit ». Il est activé en cas de violation dite « systémique » des valeurs, celle qui porte atteinte à l’intégrité, à la stabilité et au bon fonctionnement des institutions et des mécanismes établis au niveau national pour garantir l’État de droit. C’est un outil d’alerte, qui permet à la Commission d’entamer un dialogue avec l’État, structuré par la collecte de toutes les informations disponibles, suivi – si la menace existe – d’un avis d’État de droit, voire enfin d’une recommandation. L’État dispose d’un délai pour se conformer aux suggestions de la Commission.

1ᵉʳ mai 2017, à Budapest : des milliers de manifestants dans les rues aux cris de « L’Europe, pas Moscou ! ». Istvan Huszti/AFP

La procédure est plus douce que l’article 7 TUE et vise à orienter l’État pour qu’il trouve une solution sans risquer d’être mis au ban des nations. Si rien ne fonctionne, l’article 7 TUE peut alors être mis en action. Ce cadre a été mis en œuvre avec la Pologne depuis janvier 2016 et le délai fixé par la recommandation est dépassé depuis fin octobre 2016. Et pourtant rien n’a changé… La Pologne résiste et même persiste. Il manque probablement à l’Union des instruments de sanction, dont la possibilité d’exclure un État, dans le cadre du Conseil de l’Europe.

Les derniers plans hongrois semblent perçus différemment des précédents et la Commission évoque implicitement une mise en œuvre de l’article 7 TUE, pour disposer de moyens de sanction par le blocage des fonds européens. Elle s’inquiète, avec d’autres États, de ce lent délitement des valeurs dans une UE que le Brexit a déjà suffisamment ébranlé.

Le retrait de l’UE, ultime solution ?

Le Brexit permet aussi d’envisager – et il y a là un changement radical – de mettre hors de la table des négociations les États qui choisissent de ne plus adhérer aux valeurs communes. Si un État membre s’en affranchit, les autres devraient évaluer la situation, en s’appuyant sur toutes les instances nationales et internationales, dont la Commission de Venise du Conseil de l’Europe. Si la violation est bien d’ordre systémique et que l’État refuse de rentrer dans le rang, il faudrait alors, en toute logique, mais sans que ce soit une obligation juridique, qu’il mette en œuvre la procédure de retrait de l’article 50 TUE.

L’Europe doit se défendre en misant sur une pression couplée de l’Union et du Conseil de l’Europe. Elle doit développer les instruments d’une prise de conscience de l’importance d’une violation grave de ses valeurs. Ce qui change, depuis quelques semaines, c’est que l’opposition se lève à l’Est. Les manifestations montrent une opposition de plus en plus bruyante à la mise en cause de l’Europe. Il ne reste plus à l’UE qu’à défendre ses valeurs d’une voix forte ; parce que c’est sa légitimité qu’elle doit apprendre à raconter.

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