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Pour répondre aux difficultés de la responsabilité sociale et environnementale, l’État choisit de déléguer

L’État doit également s’assurer que sa délégation ne passe pas d’acteur en acteur, par exemple des collectivités locales à des prestataires extérieurs puis à des sous-traitants. Africa Studio / Shutterstock

La question de la responsabilité sociale et environnementale est aujourd’hui au cœur du débat public, de la législation (droit sur le devoir de vigilance, reporting social et environnemental, législation relative aux achats publics responsables…), et de la recherche académique.

Plus spécifiquement, les travaux relatifs à la responsabilité de l’acteur public posent question. Dans son essence, l’acteur public tire sa légitimité de l’ensemble de ses actions et activités qui sont au service du bien commun.

Cependant, il existe des activités publiques aujourd’hui qualifiées de responsables. Par exemple, les pratiques d’achat public responsable comme nouvelle pratique de l’acteur public se développent et sont inscrites dans le code de la commande publique.

Mais attacher le vocable de « responsable » aux achats publics responsables (APR) suppose nécessairement, par opposition, que les pratiques d’achat antérieures puissent être, si ce n’est irresponsables, non responsables.

L’existence de ces nouvelles pratiques publiques de responsabilité sociale pousse alors à se poser la question de ce qu’est la « responsabilité », en tant que concept intrinsèquement lié à la notion de responsabilité sociale.

Dilution de la responsabilité

Le philosophe français Paul Ricœur, en 1994, s’intéresse à l’utilisation courante du terme de « responsabilité », et de ses effets sur le concept même de responsabilité. Il met en lumière les deux notions du concept de « responsabilité », les concepts étant constitués d’un système de notions cohérentes.

Numéro 206 de la revue Esprit au sein duquel parait le texte de Paul Ricœur « Le concept de responsabilité en 1994. Essai d’analyse sémantique. ». Site de la revue Esprit

La première notion est la responsabilité morale, issue de la philosophie morale, qui repose principalement sur des maximes et des obligations (accomplissement de certaines tâches, morale religieuse, tenir ses engagements, de rendre compte de ses actions).

La seconde notion est la responsabilité juridique, dont l’enjeu principal est l’imputation (ou l’ascription) c’est-à-dire l’attribution morale d’une action à une personne qui permet juridiquement de mettre en place un système de réparation des dommages causés par l’action de cette personne.

C’est à partir des responsabilités morales et juridiques que Ricœur analyse les utilisations courantes du terme de responsabilité, et notamment celui de la responsabilité sociale. La notion de responsabilité sociale, qui correspondrait à l’émergence d’une responsabilité commune à toute la société, pose une difficulté majeure.

Cette difficulté est la dilution de la responsabilité. Par exemple, si une action menée au sein d’une entreprise cause des dommages, il est particulièrement difficile d’imputer l’action à une personne particulière, physique ou morale (surtout lorsque l’on comprend que l’entreprise ne constitue toujours pas aujourd’hui un statut juridique à proprement parler).

Cette dilution entraîne deux réponses : l’inaction ou le déclaratif. La responsabilité sociale implique que chacun serait responsable de tous, pour tous, et tout le temps. En d’autres termes, soit les enjeux de l’action seraient tels que personne n’oserait agir tant les répercussions de l’action deviendraient inestimables, soit la responsabilité sociale reposerait uniquement sur des discours, ou du déclaratif, ce qui représente un risque de mauvaise foi.

L’unique possibilité pour éviter la dilution de la responsabilité est l’arbitrage : cet arbitrage permettrait de délimiter les contours d’une responsabilité sociale qui serait alors contingente (située dans l’espace et le temps).

L’une des traductions de cet arbitrage, dans les pratiques, est la délégation de responsabilité (qu’il ne faut pas confondre avec le report de responsabilité). Cette délégation de responsabilité peut prendre deux formes : la première forme consiste à attribuer à quelqu’un la responsabilité de l’action de quelqu’un d’autre. C’est le cas où, juridiquement, une personne est considérée comme n’étant pas dans la capacité de prendre pleinement conscience de l’impact de son action. Moralement, cela revient à se porter garant de quelqu’un.

La seconde forme consiste à étendre la responsabilité d’un acteur vers un autre. C’est le cas par exemple des délégations de service public (DSP). Les prestataires des DSP doivent assurer un service dont la qualité doit être équivalente à celle qui aurait été proposée par la collectivité ou l’État si ce service n’était pas délégué.

Les collectivités locales aux commandes

Il est important de préciser ici que la délégation de responsabilité sociale (et environnementale) de l’État vers les collectivités ne relève pas d’une politique de désengagement de l’État ou d’un report de responsabilité de l’État vers les collectivités locales.

Par exemple, en ce qui concerne les APR, une enquête ministérielle a été menée en 2007 au sein de l’administration de l’État à la suite d’une demande aux collectivités territoriales d’inclure des clauses sociales ou environnementales dans leurs marchés.

Cette dynamique d’exemplarité s’est même traduite très concrètement par la création d’un service des achats de l’État (aujourd’hui devenue la direction des achats de l’État).

De plus, l’utilisation du marché comme modalité d’action publique afin de résoudre des problèmes d’ordre public, qualifiée de mimétisme marchand de l’État, préexistait au tournant libéral de l’État dans les années 1990. Il s’agit donc d’une modalité d’action publique spécifique sous-tendue par une conception idéalisée de l’efficacité du marché pour réguler certains problèmes spécifiques.

La délégation de responsabilité dans le cadre des APR se traduit par deux modalités, menées à deux niveaux. La première, menée au niveau national, consiste en la mise en place d’objectifs chiffrés relatifs à l’introduction des clauses sociales ou environnementales dans les marchés publics.

La seconde se traduit par une dynamique législative particulièrement active entre 2014 et 2019 relative aux achats publics responsables dans les collectivités.

Cette dynamique se traduit par le lissage des pratiques et l’imposition de nouvelles dimensions responsables relatives aux politiques soutenues par l’État (liaison des APR avec l’économie circulaire, obligation de mise en place d’objectifs relatifs aux schémas promotionnels des achats publics socialement et écologiquement responsables et d’outils permettant l’évaluation de ces objectifs).

Points de vigilance

La délégation de responsabilité de l’État vers les collectivités locales permet donc de résoudre l’impossibilité de la responsabilité sociale. Elle permet de situer cette responsabilité dans l’espace et le temps, ce qui résout le problème de la responsabilité illimité (être responsable de tous, pour tous, tout le temps).

Elle permet également, par l’utilisation de la législation, de s’assurer à la fois de la possibilité d’imputation de l’action, mais également que la responsabilité ne puisse pas être uniquement déclarative (en imposant des pratiques, des outils d’évaluation…).

La délégation de responsabilité comporte néanmoins des risques, ou des points d’attention. Le premier est qu’elle ne résout pas intégralement les problèmes liés à la dilution de la responsabilité. Il faut s’assurer que la délégation ne passe pas d’acteur en acteur (par exemple de l’État vers les collectivités locales, puis des collectivités locales vers des prestataires extérieurs, puis des prestataires extérieurs vers des sous-traitants…) jusqu’à dilution complète et impossibilité d’imputation.

Le second risque inhérent à la délégation de la responsabilité est la délégation du poids (économique, humain, social…) de cette responsabilité d’un acteur à un autre.

Dans le cadre des APR de l’État vers les collectivités locales ce risque se vérifie, en partie, par le fait d’imposer les APR aux collectivités sans mettre en place ni les formations dédiées à la pratique de ces nouveaux achats ni les structures que l’État a instituées pour réaliser ces achats.

Il convient alors de s’assurer que la délégation de la responsabilité ne soit pas dévoyée en outil stratégique d’ajustement des coûts que l’on applique que lorsque la situation économique est florissante.


Cet article a été rédigé par Olivier Gayot, doctorant en économie au Clersé (UMR 8019) à l’Université de Lille, sous la direction de Bruno Boidin, professeur d’économie (Université de Lille).

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