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Pourquoi faire de la philosophie avec des enfants ?

Ces pratiques permettent de reconnaître derrière l’élève, même le plus en difficulté, un sujet digne d’écoute. Shutterstock

La pratique de la philosophie avec les enfants se développe partout dans le monde depuis plus de 50 ans. Les enjeux sont multiples et dépassent largement la nécessité de démocratiser l’enseignement de la philosophie en amont de la classe de Terminale. Il s’agit de développer dès le plus jeune âge l’esprit critique, de cultiver la pensée complexe et l’acception de sa vulnérabilité face aux grandes questions universelles et intemporelles.

Cette pratique valorise le dialogue et l’acception éclairée des divergences, exigeant un travail intellectuel rigoureux. En ce sens, elle participe pleinement aux missions politiques de l’école et peut contribuer à la formation de citoyens et citoyennes éclairés.

Un idéal démocratique

Le précurseur des recherches sur la philosophie avec les enfants, Matthew Lipman, était un disciple de John Dewey, un des fondateurs du « pragmatisme », défendant une philosophie émancipatrice, au service de la démocratie et ancrée dans le réel, basée sur le modèle de l’enquête et de la démarche scientifique.

John Dewey récusait une vision techniciste de la démocratie (comme seul mécanisme formel) et la considère plutôt comme un mode de vie : c’est-à-dire comme un ensemble dynamique d’habiletés et d’habitudes à se conduire, à se parler et à délibérer les uns avec les autres. D’où l’idée, chez Matthew Lipman, de créer dans les classes avec de très jeunes enfants ce qu’il appelle des « Communautés de Recherche Philosophique » (C. R. P.) qui seraient une mise en acte de cette conception de la démocratie.


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Dans ces ateliers, comme à l’intérieur d’un laboratoire, les enfants, le plus souvent assis en cercle, dans un face-à-face des visages, vont formuler des questions et évaluer les idées émises. À partir d’une problématique (par exemple « qu’est-ce qu’une loi juste ? »), les enfants sont invités à formuler des hypothèses, à déduire des présupposés et des conséquences, à justifier leurs opinions, à évaluer collectivement la validité rationnelle et éthique des différentes propositions. Ils y développent patiemment – grâce à un étayage rigoureux de l’enseignant ou enseignante – une pensée qui se veut à la fois critique, vigilante et créative.

Dans ces ateliers, les enfants vont formuler des questions et évaluer les idées émises. Chaire Unesco Pratiques de la philosophie avec les enfants, Fourni par l'auteur

On voit ainsi comment dans ses fondements même la philosophie avec les enfants vise à développer des habiletés de pensée et des qualités humaines qui sont au cœur du projet humaniste et démocratique : former des sujets libres et autonomes, capables d’exercer leur esprit critique, de déployer une pensée rationnelle, éthique et complexe, de reconnaître leur faillibilité face à ces grandes questions qui ne peuvent trouver de réponse unique et définitive, mais aussi de favoriser une certaine éthique de relation à soi et aux autres. En ce sens, la philosophie permet de lutter contre les deux dérives intellectuelles de la post-modernité : le relativisme des opinions et le dogmatisme des croyances.

En France, dans les années 1970, Jacques Derrida et le GREPH appellent déjà à « philosopher hors les murs », à inventer une pratique philosophique avant la Terminale mais aussi hors de l’école. Mais c’est seulement depuis une trentaine d’années que l’on observe un intérêt généralisé pour ces pratiques dans le monde francophone : multiplication des expérimentations dans les classes, création de réseaux d’enseignants et de chercheurs, colloques où se réunissent les acteurs de ce réseau, parutions d’articles dans les journaux et revues, succès des collections pour enfants (« Les goûters philo » aux éditions Milan, ou la collection « Les Petits Platon »), formations pour les enseignants, mémoires et thèses sur le sujet et depuis 2016 création de la première Chaire Unesco sur ces pratiques portées par l’Université de Nantes.

L’introduction dans les programmes de l’école élémentaire française dès 2002 de « débats » ou de « discussions réglées » et d’un programme ambitieux de littérature ont permis de légitimer institutionnellement ces pratiques dans les classes.

Différents enjeux éthiques et politiques

Nous distinguons trois principales finalités de la philosophie avec les enfants auxquelles correspondent trois grandes écoles dans lesquelles peuvent se ranger les pratiques :

  • Un premier enjeu éthique, car ces pratiques permettent de reconnaître derrière l’élève (même le plus en difficulté ou en situation de handicap) un sujet digne d’écoute, de respect, de parole et de pensée, un « interlocuteur valable », selon l’expression si justement trouvée de Jacques Lévine.

  • Un second enjeu d’ordre démocratique et politique car ces pratiques, principalement fondées sur la discussion démocratique et le débat coopératif, sont l’occasion de s’exercer à l’écoute des désaccords, au jugement critique et à la délibération.

  • Enfin, un enjeu pédagogique, puisqu’il s’agit ici de démocratiser l’accès à une discipline scolaire réputée hermétique et élitiste et encore in facto réservée à quelques-uns et quelques-unes.

Ces trois enjeux sont évidemment complémentaires : faire de la philosophie avec les enfants nécessite à la fois de poser avec eux les bases d’une relation éthique, d’être aussi convaincu de l’urgence politique de former des citoyens et citoyennes éclairés et enfin souhaiter la démocratisation de la discipline.

Faire de la philosophie avec les enfants aide à former des citoyens éclairés. Chaire Unesco Pratiques de la philosophie avec les enfants, Fourni par l'auteur

Ce n’est donc pas parce que l’exercice de la philosophie serait finalement facile qu’on pourrait le pratiquer avec des enfants, mais c’est au contraire parce qu’il est difficile qu’il faut commencer tôt. Si nous souhaitons une véritable démocratisation de son enseignement, il faut pouvoir offrir à tous les élèves, et le plus tôt possible, les outils linguistiques et culturels qui leur permettront de répondre à ses exigences spécifiques.

Sans éluder les causes politiques et sociales des difficultés scolaires, sans démagogie ni élitisme, seuls une familiarisation et un apprentissage précoce à la rigueur de la réflexion peuvent peut-être permettre de gagner ce pari.

La littérature (de jeunesse), un lieu pour penser

La littérature est une médiation privilégiée pour apprendre à philosopher. En effet, l’enfant, dans les balbutiements de sa pensée réflexive, ne sait, ne peut sortir de sa subjectivité, et son expérience du monde est forcément limitée. Il faut ainsi lui offrir les moyens d’affiner son raisonnement et l’émanciper de son seul point de vue.

La littérature permet indéniablement cette décentration. Car la fiction littéraire – loin de trahir et de déformer la réalité – la révèle dans ce qu’elle a de plus profond. Elle établit un pont entre l’expérience singulière – qui, par son caractère trop intime et chargé d’affects, empêche la prise de recul et l’analyse – et le concept – qui, lui par sa froideur, peut nuire à l’implication personnelle. Les fictions placent le problème philosophique à “bonne distance” : entre la trop grande proximité de l’expérience personnelle et l’abstraction du concept. Penser à partir des personnages de fiction (et non à partir de son propre vécu) permet la distanciation affective nécessaire à l’exercice philosophique.

Dans la seconde moitié du XXe siècle, Paul Ricœur a repensé le concept de littérature et ses liens étroits avec la philosophie. La fiction littéraire – parce qu’elle représente la possibilité démultipliée d’expériences exemplaires et signifiantes sur la ou les vérité(s) du monde – nous permet de penser la condition humaine dans toute sa complexité. Dégagée des contraintes du réel empirique, des lois de la physique, et même des lois de la morale, la fiction me permet de vivre par procuration ce que le réel, seul, ne me permettra jamais de vivre : écrivain et/ou lecteur, je peux commettre un meurtre, et, comme dans Crime et Châtiment, expérimenter de l’intérieur les tourments du remords. Je peux devenir invisible, comme le berger Gygès du mythe de Platon, et expérimenter la possibilité infinie de la transgression de la loi et des règles du Bien et du Mal.

La fiction est un appui pour comprendre ce que l’autre ressent. Chaire Unesco Pratiques de la philosophie avec les enfants, Fourni par l'auteur

La littérature nous révèle ainsi une certaine forme de vérité du réel. Alors que nous voulions échapper au monde en nous plongeant dans la lecture d’un roman, cette même fiction nous ramène à notre propre réalité en nous la donnant à voir sous un autre jour. L’échappée belle dans le monde imaginaire nous ramène à la réalité, une réalité revisitée à la lumière de cette fiction qui a bouleversé la donne de nos certitudes : « Les expériences de pensée que nous conduisons dans le grand laboratoire de l’imaginaire sont aussi des explorations menées dans le royaume du bien et du mal », écrit ainsi Ricœur dans Soi-même comme un autre.


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La littérature de jeunesse contemporaine est aujourd’hui d’une très grande richesse littéraire et philosophique et fait, elle aussi, le pari de l’intelligence de très jeunes lecteurs. Prendre en compte les interrogations métaphysiques des enfants semble ainsi être une grande tendance de la littérature de jeunesse contemporaine. Nombreux sont les auteurs, comme Tomi Ungerer, Claude Ponti, Kitty Crowther, qui offrent à leurs jeunes lecteurs des récits subtils, poétiques et intelligents qui invitent à la réflexion.

La mise en place de moments de Communauté de Recherche Philosophique à l’école et dans la cité (comme dans les bibliothèques) donne ainsi corps à ce que Hannah Arendt appelait des « oasis de pensée », c’est-à-dire la création de temps et d’espaces coupés de l’affairement du monde où les participants peuvent prendre de la distance pour penser sereinement ensemble les enjeux de l’existence et de la vie en société. En ce sens, ces « oasis » peuvent soutenir les processus d’émancipation, de reconnaissance et de « résonance » à soi, aux autres et au monde, tel que l’entend le philosophe allemand Hartmut Rosa. L’enjeu de la philosophie avec les enfants n’est donc pas seulement didactique ou pédagogique mais bien pleinement politique au sens le plus noble du terme.


Edwige Chirouter est professeure des universités en philosophie et sciences de l’éducation à l'Université de Nantes, titulaire depuis 2016 de la Chaire Unesco « Pratique de la philosophie avec les enfants, une base éducative pour le dialogue interculturel et la transformation sociale » qui a pour objectif d’aider au développement de ces pratiques citoyennes par la recherche, la formation, la diffusion d’outils pédagogiques dans les écoles et la Cité, le dialogue entre les acteurs et les enfants du monde entier.

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