Menu Close

Pourquoi faut-il débrider et hybrider les sciences sociales ?

Figures 4 : Summer School AHA, « Paroles sensibles et paysages sonores », 2017. Author provided

« Aujourd’hui, il faudrait réagir à l’expression “Ce n’est pas de l’anthropologie” comme on le ferait à un présage de mort intellectuelle ». (Dell Hymes)

Bien que les périodes de « terrain » soient des temps de rencontre et d’ouverture à l’autre, le travail de recherche en sciences sociales est une démarche souvent solitaire. Pourtant, la science revêt une dimension collective intrinsèque qui réside dans l’ancrage de nos travaux dans une communauté scientifique, dont, a minima, nous lisons ou évaluons les publications et à l’égard desquelles nous nous positionnons. La forme de cette communauté s’est institutionnalisée au fil de l’histoire – depuis la création des universités jusqu’aux institutions qui administrent la recherche d’aujourd’hui – et faire partie de ce « monde académique », c’est disposer d’une certaine autorité dans la description du monde.

La production du discours étant intimement liée aux relations de pouvoir (Bourdieu), un style littéraire propre au monde scientifique est devenu incontournable (que l’on se réfère à Clifford, Becker, Perrot et de la Soudière…) pour les chercheurs et les chercheuses souhaitant acquérir une légitimité face à leurs pairs, mais enfermant dans le même mouvement leurs productions dans certains canons stylistiques. L’objectivité du discours paraît alors intimement lié à la raideur de l’écriture, reléguant au second plan le souci esthétique ou poétique dans l’écriture scientifique.

Les grands éditeurs scientifiques, devenus les maîtres étalons de l’évaluation de la recherche via des procédés bibliométriques (Coutrot), imposent par ailleurs des formats de plus en plus courts et concis. Ces différentes contraintes exercées sur l’écriture, qui sont structurelles au champ scientifique actuel, conduisent à mettre de côté ou à rejeter divers aspects de la réalité sociale que nous étudions : entre autres les détails ethnographiques et les considérations esthétiques liés à nos terrains, nos expériences sensorielles, mais aussi notre regard créatif, artistique et poétique sur le monde social.

Photos Issue de la série « Encounters » du travail de Christian Vium. Cette dernière implique images d’archives, des photos de famille et ses propres shootings. L’auteur en tire une réflexion sur l’intérêt heuristique de sa démarche, sur l’inévitable question coloniale que la perspective diachronique contient, mais également sur les apports épistémologiques de l’acte photographique en soi.

Pratiques alternatives

Parallèlement à ce calibrage de plus en plus rigoureux de la forme de nos travaux, des pratiques alternatives de production scientifique cohabitent avec les œuvres canoniques et continuent de se développer dans des formes constamment réactualisées, en alliant la créativité au désir de documentation du monde social.

Nombre de nos collègues se sont adonné·e·s ou s’adonnent aujourd’hui à la photographie, tels (Vium, Schielke, Conord, Piette, Pink, Dallemagne, Ferrarini), à la réalisation cinématographique (Rouch, De Heusch, Breton, De Latour), ou à la (re)création de paysages sonores (Pardoen, Candau et Le Gonidec).

Extrait du paysage sonore réalisé sur le campus de l’ULB dans le cadre de la summer school de l’AHA en 2017. S’intéresser exclusivement aux ambiances sonores permet de questionner l’appauvrissement de nos données ethnographiques dans le processus d’écriture. Author provided5.28 MB (download)

D’autres ont préféré la bande dessinée (Sousanis, Pignocchi, Venayre & Davodeau, Smolderen & Minguet), le dessin (Kuschnir, Azevedo et Ramos, Hendrickson, Taussig) ou l’écriture littéraire, poétique ou fictionnelle (Leiris, Behar, Ashfort, Testart, Chauvier…).

Extrait de l’article en format bande dessinée « Un fil d’Ariane dans le Dendi », de Lucie Smolderen (CAC- ULB) et Romain Minguet (dessinateur), publié en 2013 dans la revue Techniques et culture. Il combine à la fois une contextualisation des données ethnographiques et un retour méthodologique d’une enquête de terrain.

Ce rapide inventaire, qui est loin d’être exhaustif et n’en a pas l’ambition, permet de montrer très brièvement la diversité des pratiques individuelles et collectives faisant un pas de côté devant les canons de publication des sciences humaines et sociales, tant chez les francophones que les anglophones (ou ailleurs encore).

Alors que ces chercheurs se sont attachés à démontrer l’intérêt heuristique, épistémologique, méthodologique ou même analytique que peuvent revêtir ces productions scientifiques alternatives – comme l’atteste par exemple l’institutionnalisation de la sociologie visuelle (Colleyn, Durand et Sebag, Ganne, Géhin et Stevens, Harper, RT 47, Chauvin et Reix…) – ces dernières peinent toutefois à obtenir une reconnaissance au sein du monde scientifique. Lassés et lassées de devoir en justifier l’intérêt scientifique, celles et ceux qui pratiquent de telles démarches se tournent tantôt vers une reconnaissance purement artistique ; ou bien associent leur créativité à un loisir personnel, un « à côté », en marge de leur travail classique. Dans un tel contexte, où il semble indispensable de choisir son c(h)amp – artistique, scientifique, amateur –, comment continuer à jouer avec les lignes et maintenir une continuité parmi nos multiples expériences du monde ?

Extrait de « Moi un noir » de Jean Rouch, 1958. Cet anthropologue et cinéaste précurseur allie dans ce film fiction, improvisation et ethnographie, le tout offrant une approche de la vie quotidienne d’Abidjan et des rêves de la jeunesse de l’époque.

Débridons ! Hybridons !

L’Atelier d’hybridations anthropologiques s’est créé autour de ces deux impulsions. Débrider d’abord, dans le sens littéral d’ôter la bride à un animal : le libérer pour qu’il s’émancipe de ce qui contraignait ses mouvements. Et puis, à l’intérieur du mot, en faisant fi de l’étymologie, nous avons trouvé l’idée de débris. Que fait-on des débris, des restes de la recherche, de tout ce qui a été mis de côté, que l’on garde, mais qui est rejeté ?

Ces excès ethnographiques, cette « part maudite » de l’économie scientifique (Bataille), resteront-ils invisibles dans le texte consacré ? Peut-on les donner à voir ? Disent-ils d’autres choses de nos recherches ? Peut-on en tirer quelques enseignements ? Que faire alors de ces matières qui ne trouvent pas, ou peu, leur place dans le texte écrit ? Pouvons-nous ou devons-nous recycler nos débris ? La question ainsi posée peut paraître culottée. Nos excès font alors écho à la passion démesurée des Grecs – « hybris » (prononcer « hubris »), c’est-à-dire le franchissement d’une limite, un acte qui vient bousculer l’ordre moral.

Est-ce cela que recouvre la notion d’« hybridation », qui s’est rapidement imposée pour qualifier les productions qui attiraient notre attention ? Déjà évoquée par les auteurs comme Laplantine ou Adorno avec leurs projets de socio-anthropologie narrative, nous avons également trouvé un sens à l’hybride dans le manifeste Cyborg proposé par Haraway. Elle y décrit l’être cyborg comme un statut situé à l’entre-deux, résultant de l’association de deux choses toujours considérées comme appartenant à des familles ou domaines différents.

Figure 1 : Cadavre exquis proposé dans le cadre de notre concours annuel visant à constituer le bandeau officiel de notre site. Le cadavre exquis est une figure hybride idéale : résultat d’un dessin collectif, non concerté en amont, il donne lieu à la création d’un personnage composite, monstrueux, poétique et/ou comique. Il permet de stimuler notre inventivité et de questionner nos aspirations à l’uniformité et à la perfection des modèles. À travers une élaboration collective décalée, inspirée des surréalistes, nous produisons un objet encourageant l’émancipation et le rêve.

Cette posture ambiguë de l’hybride fait écho à l’identité métisse et singulière des initiatives artistiques de nos collègues scientifiques. Isolées et privées de la reconnaissance de chacun de leurs deux parents, tantôt trop peu conceptuelles et tantôt trop peu abouties d’un point de vue technique ou artistique (un autre c(h)amp avec de puissants canons !), celles-ci se voient souvent déshéritées, ou soumises à l’allégeance culpabilisée d’un domaine au détriment de l’autre. Pourtant, ces initiatives situées à l’entre-deux sont également une invitation à dépasser les carcans disciplinaires et stylistiques pour ouvrir de nouveaux espaces d’expression et d’expérimentation. Jugées stériles, sans racines ou dénuée d’une pureté originelle, nous avons vu dans la fragilité et la monstruosité de ces êtres hybrides la possibilité de nous créer, dans les marges, un espace de liberté et de communion.

L’Atelier d’hybridations anthropologiques (AHA), créé en 2014 au sein du Laboratoire d’anthropologie des mondes contemporains (LAMC) de l’Université libre de Bruxelles (ULB) par un petit groupe de chercheuses, s’est ainsi constitué dans le but de développer un espace de réflexion et d’expérimentation collective à l’interface de l’univers des arts et techniques et celui des sciences sociales. En identifiant des points communs et des lieux de convergences entre les démarches scientifiques et artistiques, notre projet souhaite construire des passerelles entre l’université et son dehors. Il nous permet de créer des liens au sein de la myriade des œuvres et des travaux existants, tant de la part de chercheurs que d’artistes susceptibles de se sentir concernés par ces questionnements. Nous travaillons donc à ouvrir l’université, afin qu’elle soit un lieu d’accueil, de découverte et de partage des hybrides pour une communauté élargie, tout en pensant également les manières de faire sortir les productions et les personnes hors de ses murs, pour les réintégrer dans la ville (Bruxelles) et plus largement, dans la cité.

Figure 2 : Manifeste de l’AHA, publié en ligne en 2016. AHA, Author provided

Les activités qui nous animent sont de trois types : pédagogique, créative et collective.

Nous mettons en place des formations biannuelles nous permettant de nous familiariser avec des techniques artistiques (cadrage, montage, maniement de caméra, croquis, prise de son, montage son, développement photo, etc.) afin de développer un certain savoir-faire.

Nous organisons également des rencontres et des discussions avec des scientifiques ou des artistes dont les travaux peuvent nous inspirer, faire avancer notre réflexion ou donner envie de nous lancer nous-mêmes dans des hybridations. La découverte et le partage de connaissance visent en effet à susciter ou encourager des vocations, sans pour autant réinventer la poudre là où d’autres ont déjà amorcé la réflexion (ou allumé la mèche !).

Figures 3 : Summer school AHA, atelier de sociologie visuelle, 2015.

Nous tentons enfin de dynamiser un réseau transdisciplinaire et inter-universitaire autour de lieux d’intérêts communs dont le caractère métisse n’est pas toujours facile à appréhender.

La volonté de l’AHA est surtout de faire exister un espace légitime de questionnements et de discussions, de recréer de la stimulation collective et d’offrir des possibilités de légèreté créatrice, trop souvent brimée dans le processus de spécialisation professionnelle.

L’AHA a décidé d’en rire plutôt que d’en pleurer.

Want to write?

Write an article and join a growing community of more than 182,000 academics and researchers from 4,940 institutions.

Register now