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Pourquoi la souffrance psychologique des étudiants est difficile à appréhender

Le nombre d’étudiants souffrant d’un épisode dépressif majeur est estimé à près de 15 % en France chaque année. Image by Vicki Nunn from Pixabay, CC BY

Alors que l’épidémie de Covid-19 se poursuit, entre confinement et couvre-feu, la question de la santé mentale des étudiants en France, déjà évoquée lors du premier confinement, a ressurgi.

Or, il n’existe pas dans notre pays de mesures systématisées de la santé mentale des étudiants.

Les sources d’informations principales sont les études menées par l’Observatoire de la Vie étudiante (OVE), les enquêtes des organisations et mutuelles étudiantes ou encore celles réalisées par diverses équipes de recherches. Les établissements d’enseignement supérieur ne sont pas tenus aujourd’hui de disposer d’indicateurs sur la santé mentale de leurs étudiants et, de fait, très peu en ont.

Dans ce contexte la question du choix desdits indicateurs est primordiale. En effet, si l’on souhaite pouvoir évaluer les politiques de prévention et la prise en charge des étudiants, il est important de pouvoir comparer les résultats, d’une part à d’autres populations, et d’autre part, sur plusieurs périodes temporelles.

Malheureusement, à l’heure actuelle, cet exercice est compliqué par l’hétérogénéité des méthodologies et des outils d’évaluation.

Qu’entend-on par « santé mentale » ?

Un des préalables pour bien évaluer la santé mentale consiste avant tout à bien définir ce que recouvre cette expression, afin de s’entendre sur la mesure des phénomènes et donc d’être capable d’apporter une aide utile aux étudiants. Le concept de santé mentale est en effet un ensemble hétérogène, qui regroupe des notions diverses, elles-mêmes hétérogènes : dépression, souffrance psychologique, mal-être, etc. À tel point que l’on s’autorise « l’illusion confortable que tout le monde comprend de quoi l’on parle ».

Il ne s’agit plus de dire que toutes les formes de mal-être sont identiques, mais plutôt de disposer de définitions communes pour pouvoir s’accorder sur les mesures à mettre en place. Cependant, si cet exercice de standardisation vient clarifier l’hétérogénéité en la réduisant à des définitions utiles, il convient de rappeler que la nature des troubles psychiques et de leurs définitions font toujours l’objet de débats scientifiques.

Épisode dépressif majeur ou syndrome dépressif ?

En pratique, on distingue l’épisode dépressif majeur du syndrome dépressif.

L’épisode dépressif majeur correspond à la présence de 9 symptômes retenus pour la définition de la dépression au sein des classifications internationales (la classification internationale des maladies (CIM) de l’Organisation mondiale de la Santé ou le manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM) de l’association américaine de psychiatrie). Ces symptômes doivent (pour un minimum de cinq d’entre eux) s’accompagner d’un certain seuil de fréquence et d’intensité (être présent en même temps pendant au moins deux semaines et presque tous les jours) d’une part ainsi qu’un impact significatif (souffrance importante, altération du fonctionnement social ou professionnel) d’autre part. Le syndrome dépressif fait quant à lui davantage reposer la définition de la dépression sur la mesure de symptômes parfois plus hétérogènes, évalués par différentes échelles qui se recoupent plus ou moins entre elles.

À titre d’exemple l’échelle CES-D a été développée par le National Institute of Mental Health (NIMH) dans le but de regrouper différentes échelles de symptômes existantes. Elle mesure la présence de 20 symptômes en fonction de quatre fréquences d’apparition sur une semaine (de jamais pour moins d’un jour à tout le temps pour cinq jours ou plus). Une source de variabilité dans l’usage des échelles consiste à utiliser des métriques différentes. Ainsi, chaque symptôme interrogé pourra être évalué différemment selon l’outil : par exemple, sur la base de sa présence, de sa fréquence ou encore de son impact sur la personne.

Le problème de la variabilité

Selon les critères issus des classifications internationales, en France le nombre d’étudiants souffrant d’un épisode dépressif majeur est estimé à près de 15 % chaque année. Pourtant, des enquêtes menées pour évaluer le « mal-être » des étudiants révèlent qu’entre un tiers et trois-quarts de cette population en seraient atteint. Pourquoi une telle différence de proportions ?

Une explication tient à la variabilité existant dans la définition du mal-être, et donc de sa mesure. Autrement dit, un grand nombre d’étudiants peuvent éprouver des symptômes sans nécessairement souffrir d’une pathologie psychiatrique selon les classifications internationales.

Le mal-être étudiant (Lumni, novembre 2019)

Si les définitions des phénomènes psychiques peuvent être hétérogènes, il est cohérent que leurs outils de mesure le soient également, ce qui complique la comparaison de leurs résultats.

S’agissant de la mesure des symptômes de dépression, pouvoir comparer entre eux les résultats obtenus via les nombreux outils de mesure disponibles constitue déjà un enjeu majeur, comme l’ont révélé les analyses du chercheur Eiko Fried. S’intéressant aux 280 instruments de mesure des symptômes dépressifs recensés, il a analysé sept échelles parmi les plus utilisées dans les études d’efficacité des traitements antidépresseurs et des psychothérapies. Prises ensemble, celles-ci représentent 125 questions distinctes, qui évaluent en réalité 52 symptômes différents. Seuls 12 % d’entre eux se sont avérés communs aux 7 échelles, et 40 % d’entre eux n’apparaissent que dans une seule d’entre elles (la CES-D).

Mais ce manque de recoupement n’est pas le seul problème qui complique les comparaisons.

La question des seuils et de la durée

Des scores dits « seuil » sont fréquemment utilisés par les échelles employées pour évaluer les phénomènes psychiques : si le résultat obtenu par le sujet dépasse un seuil donné, il est considéré comme « malade ». Or, ce score seuil correspond en réalité à différents niveaux de probabilités, qui ne peuvent être connus qu’à partir des études qui ont abouti à la validation de ces outils auprès de populations spécifiques : en population générale, ou étudiante, en médecine générale ou souffrant de troubles chroniques…

L’une des difficultés est notamment de connaître le nombre de faux positifs et de faux négatifs à l’issue d’une prise de mesure par une échelle, en comparant ses résultats à un diagnostic obtenu selon les critères des classifications internationales.

En outre, les seuils retenus (et les probabilités correspondantes) peuvent parfois varier. Ainsi, dans une méta-analyse portant sur la dépression chez les étudiants en médecine a recensé l’usage de quatre seuils différents pour l’échelle HAD (Hospital Anxiety and Depression scale – échelle qui permet d’évaluer rapidement les symptômes anxieux et dépressifs).

Deux exemples concrets permettent de comprendre en quoi cette hétérogénéité est problématique. Une étude a été menée pour évaluer la pertinence de l’emploi de l’échelle HAD comme « test de dépistage » de la dépression chez des patients souffrant de cancers. Selon ces travaux, un score supérieur ou égal à 10 menait à une confirmation diagnostique de la dépression dans 15 % des cas pour ceux des malades qui dépassaient ce seuil. Ceux qui ne le dépassaient pas ne présentaient effectivement pas de diagnostic de dépression dans 96 % des cas. Des travaux québécois visant à valider l’emploi de la version en langue française de la HAD ont quant à eux montré que ces probabilités étaient respectivement de 39 % et 89 % pour le score seuil supérieur ou égal à 7 mais auprès d’une population plus hétérogène au cours d’un premier contact avec des structures soins.

La période sur laquelle est effectuée la mesure est également importante, notamment parce que l’un des objectifs de ces enquêtes est d’obtenir un taux de prévalence (le nombre de cas « malades » sur 100 sujets, à un moment donné du temps). Les résultats sont en effet différents selon qu’on interroge le sujet sur les deux dernières semaines, le dernier mois, les douze derniers mois ou la vie entière. Il est donc important de la préciser.

Tous les questionnaires n’interrogeant pas la même période, il est possible d’obtenir des taux de prévalences qui diffèrent de façon « artificielle ».

Autres facteurs de variabilité

En plus des problèmes cités précédemment, il faut prendre en compte d’autres facteurs de variabilité liés aux caractéristiques des populations incluses dans les études, tels que le nombre de sujets par étude, l’année d’étude, l’âge moyen, le pourcentage de femmes et d’hommes, les taux de réponse… Ainsi, lorsqu’on se penche à nouveau sur la méta-analyse portant sur l’emploi de l’échelle HAD pour évaluer la dépression chez les étudiants en médecine, on constate une grande hétérogénéité de ces caractéristiques.

Quel impact a la crise sanitaire sur la santé mentale des étudiants ? (Brut, octobre 2020)

Par ailleurs, nombre d’études sont aujourd’hui réalisées en ligne. Or les personnes souffrant de troubles psychiatriques, ainsi que celles ayant des difficultés économiques, risquent de ce fait de moins y participer. Enfin, il peut également exister un biais de sélection, avec une implication plus forte de certaines personnes qui se sentent davantage concernées par le sujet de l’enquête.

Pour toutes ces raisons, afin de pouvoir évaluer la représentativité d’une enquête, il est important d’avoir accès à une description détaillée de la population sur laquelle elle a porté, ainsi qu’à la méthodologie employée et au taux de réponse.

Un cas d’école : la prévalence de la dépression chez les étudiants confinés

L’extrapolation des résultats d’enquêtes à l’ensemble de la population étudiante n’est pas aisée. À titre d’exemple une étude récente retrouve une prévalence de la dépression de 16 % chez des étudiants interrogés durant la période de confinement. Une autre étude réalisée par l’Observatoire de la Vie Etudiante (OVE) en 2016 retrouvait une prévalence de dépression de 15 %. On pourrait croire que ces deux chiffres sont concordants, pourtant, en réalité, ils diffèrent.

Le premier (16 %) est mesuré à l’aide d’une échelle (la BDI-13) et rapporte une mesure de symptomatologie « dite sévère » (selon un score seuil supérieur à 15) au cours des 4 dernières semaines écoulées. Le second (15 %) est mesuré à l’aide des critères diagnostics internationaux (CIDI-SF), qui indiquent la présence d’un épisode dépressif majeur (EDM) quelle que soit l’intensité de ce dernier (léger à sévère) au cours des 12 derniers mois.

Si l’on considère qu’il possible de comparer ces prévalences (dans la mesure ou un score seuil supérieur à 15 donne une probabilité de 99 % d’être confirmé avec les critères diagnostic internationaux), alors il nous faut envisager l’hypothèse d’une très forte augmentation de « la dépression » durant la période de confinement. Cependant, outre les méthodologies de ces enquêtes, il faut également regarder dans quelle mesure elles sont comparables du point de vue de leurs populations de répondants.

La première étude a inclus près de 70 000 sujets tandis que la seconde ne comptait « que » 19 000 étudiants environ, ce qui nous amènerait à considérer davantage les résultats de l’étude avec le plus de participants. Et pourtant… Le taux de réponse à cette étude était bas (4,3 %), et près de la moitié des étudiants étaient en 1ère année, avec un âge médian de 20 ans. La seconde étude, en revanche, est dite « représentative », car l’échantillon des participants a pu être « pondéré » pour être « projeté » sur la population nationale étudiante.

En effet, en connaissant les caractéristiques précises des participants, l’OVE peut attribuer plus ou moins de « poids » a certains d’entre eux, afin que l’échantillon des répondants ait les mêmes caractéristiques (d’âge, de pourcentage de femmes et d’hommes, du poids des différentes régions les étudiants sont inscrits…) en moyenne que les 2,7 millions d’étudiants en France.

Au regard de l’ensemble de ces éléments, il conviendrait de davantage considérer les résultats de l’OVE. Nuançons cependant : bien que se rapprochant d’autres études du même type en Europe, le taux de participation de 18,9 % y demeurait également bas.

En définitive, il est donc toujours difficile de répondre à la question que l’on se pose sur une aggravation de la « dépression » des étudiants durant la période de confinement…

L’Observatoire de la Vie étudiante a également réalisé une enquête sur la vie d’étudiant confiné. La prévalence de la détresse psychologique (qui se reflète dans des symptômes anxio-dépressifs) en 2020 (31 %) est comparée avec celle mesurée en 2016 (21 %).

Toutefois, en 2016, la détresse psychologique a été mesurée sur les quatre dernières semaines écoulées alors qu’en 2020, en reformulant les questions pour les adapter à la période de confinement, l’enquête a porté sur une période deux fois plus longue (huit semaines). Plusieurs raisons peuvent donc expliquer la différence de prévalence observée entre les deux enquêtes :

  • une aggravation de la détresse psychologique des étudiants liée au confinement ;
  • une différence d’effet de mesure liée au doublement de la période temporelle étudiée ;
  • une modification des représentations cognitives et des seuils de réponses liée à la modification de la consigne mentionnant explicitement la période de confinement ;
  • une différence dans les profils des répondants et des taux de réponse ;
  • une interaction entre les 4 explications ci-dessus.

Il n’est malheureusement pas possible de faire la part entre ces différentes explications en l’absence d’analyses plus poussées, mais également par manque d’études longitudinales auprès de cohortes représentatives d’étudiants.

La seule étude longitudinale étudiante d’envergure existant en France actuellement est l’enquête i-share, qui compte plus de 20 000 étudiants, mais son mode de participation ne repose pas sur un échantillon aléatoire et représentatif comme les enquêtes de SPF ou de l’OVE. L’OVE a cependant entamé un projet de suivi longitudinal de son enquête Conditions de Vie 2020 dont sont issus les résultats de l’enquête sur la vie d’étudiant confiné.

Évaluer l’impact de la pandémie sur les étudiants et les autres

Il est difficile d’ignorer l’impact de la pandémie et ses conséquences sur les conditions de vie des personnes comme les potentiels liens du virus avec la santé mentale.

Dans l’enquête COVIPREV, les taux de personnes considérées comme souffrant de difficultés psychologiques (anxiété ou dépression) ont varié au fil du temps. Durant la période de confinement, les prévalences étaient plus élevées, puis se sont stabilisées sur la période de juillet à septembre 2020 pour s’aggraver à nouveau depuis novembre. Une des interprétations possibles de ces résultats va dans le sens du modèle des troubles psychiques comme des systèmes complexes, en équilibres instables, évoluant selon les influences multiples auxquels ils sont soumis. Cependant certaines questions cruciales demeurent :

  • comment identifier les personnes pour lesquelles cet impact va amener à une transition vers un trouble psychique grave et potentiellement chronique ?
  • comment, à défaut de prévenir cette transition, pouvons-nous intervenir sans trop tarder pour éviter une aggravation ?
  • comment mettre en place les moyens d’une action soutenue sur le long terme et non pas uniquement dans une gestion de crise ?

Mettre en place des systèmes d’évaluation de la santé mentale des étudiants pourrait aider à répondre à ces questions. Cela permettrait en effet non seulement de pouvoir comparer les résultats obtenus avec ceux d’autres populations, mais aussi de comparer les résultats sur plusieurs périodes temporelles. Enfin, si mieux cerner les populations étudiantes les plus vulnérables comme les stratégies d’interventions les plus utiles pour améliorer leurs situations demeurent pertinentes, des prises en charge rapides et soutenues dans le temps, bien coordonnées entre de multiples acteurs de la prévention et des soins restent encore à développer.

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