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Pourquoi l’acquisition de l’écrit est si complexe pour les enfants

La lecture et l'écriture sont relativement plus lentes et laborieuses que les activités correspondantes à l'oral. Photo by Katerina Holmes from Pexels, CC BY

Si les enfants apprennent à parler par simple immersion dans leur langue, il n’en va pas de même pour la maîtrise de l’écrit : lire, écrire, comprendre ou encore rédiger un texte sont autant d’activités qui ne s’acquièrent que par un long apprentissage.

Car l’expression à l’écrit demande des savoirs spécifiques : savoir former rapidement et efficacement des signes graphiques complexes à reproduire ; disposer du vocabulaire nécessaire à l’exposition de son message, contrôler son orthographe, formaliser son discours en l’absence de retour immédiat d’un interlocuteur, prévoir l’enchaînement linéaire des idées, etc.

Des étapes que Michel Fayol détaille dans « L’Acquisition de l’écrit », réédité en 2019 par « Que sais-je » dans « Apprendre à apprendre ». En voici quelques extraits.


Depuis environ 150 ans, l’enseignement de l’écrit s’est répandu dans nos sociétés, permettant à la quasi-totalité des citoyens d’accéder aux informations disponibles dans la presse et dans les livres. L’analphabétisme a pratiquement disparu. En revanche, en l’état actuel de nos connaissances et de nos modalités d’intervention, l’illettrisme subsiste. Il concerne la population des jeunes de 17 ans et plus encore les personnes plus âgées.

La France n’est pas seule concernée, comme l’attestent les évaluations internationales. Il convient donc de s’interroger sur les raisons qui, malgré un enseignement précoce prolongé et un environnement où abonde l’écrit, font qu’autant d’individus ne parviennent pas à apprendre la lecture et, plus encore, l’écriture. Certes, des déterminants sociaux existent : pauvreté, faible niveau culturel des familles, conditions familiales difficiles. Toutefois, ils ne suffisent pas à rendre compte de tous les échecs.

On peut donc s’interroger sur ce qui rend si spécifique l’apprentissage de l’écrit, en compréhension comme en production, et sur les changements qu’il induit tant dans les comportements que dans le fonctionnement cognitif et cérébral. Tel est l’objectif principal du présent propos.

Un code et de nouvelles conditions d’utilisation

Les enfants, et plus généralement tous ceux qui apprennent l’écrit, sont confrontés à un triple problème. Premièrement, ils doivent apprendre un nouveau code qui entretient, dans le cas des systèmes alphabétiques (le seul envisagé ici), des relations systématiques mais plus ou moins régulières avec le code oral. Ce dernier est acquis facilement, au gré des interactions de la vie quotidienne, sans qu’il soit besoin d’une intention d’apprendre ou d’une volonté d’enseigner de la part des parents. Il existe en effet une prédisposition biologique, héritée des milliers d’années de l’évolution, qui permet aux êtres humains de s’approprier sans difficulté les caractéristiques et les usages de l’oral.

La situation est bien différente avec l’écrit. Cette invention culturelle humaine est trop récente pour que notre cerveau ait pu subir les modifications rendant son apprentissage aussi facile que celui de l’oral. L’écrit « s’installe » donc en recyclant des dispositifs cérébraux initialement dévolus à d’autres fonctions. Comme le note Stanislas Dehaene, il suffit que « quelques grains de sable » se glissent dans les combinaisons de connexions issues de contraintes biologiques et de conditions d’apprentissage pour que des difficultés surgissent et que, parfois, elles atteignent un tel niveau qu’on parle de trouble.

Ces « grains de sable » peuvent tenir à des prédispositions génétiques (il existe des familles de dyslexiques) mais aussi aux difficultés propres aux systèmes orthographiques. Par exemple, en français, le passage de l’écrit à la forme sonore (lecture) se révèle plus simple que le passage réciproque (écriture). Les relations entre le code oral et le code écrit sont très asymétriques. Or, pour devenir des lecteurs ou des rédacteurs experts, les individus doivent parvenir à traiter le code écrit de manière automatique, en perception comme en production, faute de quoi leur attention et leur mémoire se trouvent fortement saturées par les opérations à effectuer. L’apprentissage pose donc plus de problèmes qu’avec des systèmes plus réguliers, comme le finnois ou l’espagnol.

De plus, les questions relatives au code ne se réduisent pas à l’apprentissage de l’identification ou de la production des mots sous format visuel, même s’il s’agit de la dimension principale. Elles concernent aussi les caractéristiques lexicales et syntaxiques de l’écrit (niveaux de langue), qui s’écartent de celles de l’oral, et cela plus particulièrement pour ceux qui sont issus de milieux défavorisés.

Deuxièmement, les enfants doivent – bien que cela soit moins perceptible ou moins souvent évoqué – découvrir de nouvelles modalités d’utilisation du langage. À l’oral, les interactions de la vie courante permettent rapidement de déterminer si l’interlocuteur a compris, s’il apprécie le propos et comment il y réagit. À défaut de saisir comment il procède pour comprendre ou pour préparer ce qu’il énonce, l’émetteur perçoit que le destinataire a (ou non) compris et qu’il s’apprête à écouter un message.

Rien de tel n’existe avec l’écrit. La compréhension se révèle une activité privée, inaccessible à la perception directe. Quant à la préparation du message à émettre, sa planification, elle se réduit généralement à une réaction immédiate, d’autant plus rapide que l’énoncé est court. En d’autres termes, les enfants doivent découvrir la nature et le fonctionnement d’activités mobilisant un nouveau code et pour lesquelles ils disposent de peu d’informations directement accessibles. Ni ce qu’ils voient ni ce qu’ils entendent ne leur permet d’accéder aux opérations mentales requises pour comprendre ou produire les textes. De fait, les narrations ou descriptions orales sont généralement brèves et leur caractère monologique est vite épuisé, sauf incitations des partenaires à poursuivre.

Apprendre à apprendre.

Troisièmement, les enfants sont confrontés à des conditions matérielles de traitement de l’écrit qui diffèrent fortement de celles de l’oral. La lecture et l’écriture sont relativement plus lentes et laborieuses que les activités correspondantes à l’oral. La reconnaissance des lettres et des configurations de lettres, le fait de devoir lire en suivant un ordre spatial, l’apprentissage des tracés et de leurs enchaînements nécessitent de traiter des informations visuelles et de mobiliser une dimension motrice difficile et longue à maîtriser. Le traitement en lecture et en écriture de mots bien délimités (ce qui n’est pas le cas à l’oral) dont les relations à l’oral ne vont pas toujours de soi en raison des liaisons et de signes jusqu’alors inconnus – les marques de ponctuation notamment – oblige à apprendre de nouvelles marques et leur fonctionnement.

La lenteur et la solitude des activités n’ont toutefois pas que des aspects négatifs, même si ceux-ci dominent au début. Elles permettent d’exploiter stratégiquement deux propriétés. D’une part, la vitesse est susceptible d’être modulée. Contrairement à ce qui vaut pour l’oral, il est possible de ralentir sa lecture et son écriture pour mieux contrôler ce que l’on comprend ou rédige. Cette situation est difficilement réalisable à l’oral où le traitement dépend du rythme imposé par le débit d’autrui et par la nécessité de reprendre ou de laisser la parole. D’autre part, le retour sur ce qui a déjà été lu ou produit est envisageable, ouvrant la voie à une meilleure intégration des informations ou à une reprise de ce qui a déjà été formulé. Là encore, les conditions de l’oral réduisent ces possibilités.

intervention de Michel Fayol lors de la Journée de l’innovation de 2014.

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