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Pourquoi le blasphème est-il passible de la peine capitale dans certains pays musulmans ?

Des islamistes pakistanais protestent contre la clémence de la Cour suprême à l'égard d'Asia Bibi, une chrétienne pakistanaise accusée de blasphème, à Karachi, le 1er février 2019. Asif Hassan/AFP via Getty Images

Junaid Hafeez, professeur d’université au Pakistan, était emprisonné depuis six ans quand il a été condamné à mort en décembre 2019 pour blasphème, plus précisément pour avoir « insulté le prophète Mahomet » sur Facebook.

Selon la Commission américaine sur la liberté religieuse internationale, la législation punissant le blasphème en vigueur au Pakistan est la deuxième la plus stricte au monde après celle de l’Iran.

Hafeez, dont la condamnation à mort fait actuellement l’objet d’un appel, est l’un des quelque 1 500 Pakistanais à avoir été inculpés pour blasphème ou pour « propos sacrilèges » au cours des trois dernières décennies. Jusqu’ici, aucun d’entre eux n’a été exécuté.

Mais depuis 1990, 70 personnes ont été assassinées par des foules ou des justiciers autoproclamés les accusant d’avoir insulté l’islam. Plusieurs de leurs défenseurs ont également été tués, y compris l’un des avocats de Hafeez et deux responsables politiques de haut niveau qui s’étaient publiquement opposés à la condamnation à mort d’Asia Bibi, une chrétienne inculpée pour avoir verbalement insulté le prophète Mahomet. Bien que Bibi ait été acquittée en 2019, elle a dû fuir le Pakistan.

En février 2020, Bibi a été reçue par Emmanuel Macron, qui a annoncé que « la France est prête » à accepter sa demande d’asile. Une décision qui coïncidait avec une autre déclaration du président français – « La loi est claire : nous avons droit au blasphème, à critiquer, à caricaturer les religions » – faite en réponse à la polémique née de l’« affaire Mila ».

Blasphème et apostasie

32 des 71 pays où le blasphème est considéré comme un crime sont majoritairement musulmans. Le degré d’application de ces lois et le niveau des sanctions prévues sont très variables.

Le blasphème est puni de mort en Iran, au Pakistan, en Afghanistan, à Brunei, en Mauritanie et en Arabie saoudite. Pour ce qui concerne les pays non musulmans, c’est en Italie que la loi est le plus sévère : la peine maximale prévue est de trois ans de prison.

La moitié des 49 pays à majorité musulmane possèdent également des lois interdisant l’apostasie, ce qui signifie que leurs citoyens peuvent être jugés pour avoir abandonné l’islam. Tous les pays dont la législation comporte des lois réprimant l’apostasie sont à majorité musulmane, à l’exception de l’Inde. L’accusation d’apostasie accompagne souvent celle de blasphème.

Ces lois religieuses sont largement soutenues par la population dans certains pays musulmans. D’après un sondage du Pew Research Center effectué en 2013, près de 75 % des répondants d’Asie du Sud-Est, du Moyen-Orient, d’Afrique du Nord et d’Asie du Sud sont favorables à ce que la charia, c’est-à-dire la loi islamique, soit la loi officielle de leur pays.

Parmi les partisans de la charia, environ 25 % des habitants d’Asie du Sud-Est, 50 % des Moyen-Orientaux et des Nord-Africains et 75 % des habitants d’Asie du Sud souhaitent « l’exécution de ceux qui quittent l’islam » – c’est-à-dire qu’ils soutiennent les lois punissant l’apostasie de mort.

Usine incendiée par une foule en colère à Jhelum, dans la province du Pendjab, au Pakistan, après qu’un de ses employés ait été accusé d’avoir profané le Coran, 21 novembre 2015. AFP

Les oulémas et l’État

Mon livre paru en 2019, Islam, Authoritarianism, and Underdevelopment montre que les lois sur le blasphème et l’apostasie dans le monde musulman remontent à une alliance historique entre les érudits islamiques et le gouvernement.

Vers l’année 1050, certains juristes et théologiens sunnites, appelés les « oulémas », ont commencé à travailler en étroite collaboration avec les dirigeants politiques pour combattre ce qu’ils voyaient comme l’influence sacrilège des philosophes musulmans sur la société.

Au cours des trois siècles précédents, des philosophes musulmans avaient apporté des contributions majeures aux mathématiques, à la physique et à la médecine. Ils avaient notamment développé la numération arabe utilisée à ce jour partout en Occident et inventé un précurseur de l’appareil photo d’aujourd’hui.

Les oulémas conservateurs ont estimé que ces philosophes étaient influencés de manière inappropriée par la philosophie grecque et par l’islam chiite, aux dépens de la foi sunnite. Ghazali, un érudit brillant et respecté mort en 1111, est considéré comme le penseur le plus important de cette période de consolidation de l’orthodoxie sunnite.

Dans plusieurs livres ayant eu une grande influence et encore énormément lus de nos jours, Ghazali déclara que deux grands philosophes musulmans alors décédés depuis longtemps, Farabi et Ibn Sina, étaient des apostats du fait de leur vision non orthodoxe de la puissance divine et de la nature de la résurrection. Selon Ghazali, leurs adeptes étaient passibles de mort.

Les historiens contemporains, comme Omid Safi et Frank Griffel, estiment que, à partir du XIIe siècle, les propos de Ghazali ont servi de justification aux sultans musulmans souhaitant persécuter – voire exécuter – des penseurs perçus comme des menaces pour leur règne basé sur le conservatisme religieux.

Cette « alliance entre les oulémas et l’État », comme je l’appelle, est née au milieu du XIe siècle en Asie centrale, en Iran et en Irak, avant de s’étendre un siècle plus tard à la Syrie, à l’Égypte et à l’Afrique du Nord. Dans ces régimes, la remise en question de l’orthodoxie religieuse et de l’autorité politique ne relevait pas seulement de la dissidence mais de l’apostasie.

Dans la mauvaise direction

Certaines parties de l’Europe occidentale étaient dirigées par des alliances similaires entre l’Église catholique et les monarques. Là aussi, la liberté de penser était réprimée. Pendant l’Inquisition en Espagne, du XVIe au XVIIIe siècle, des milliers de personnes furent torturées et mises à mort pour apostasie.

Des lois réprimant le blasphème sont longtemps restées en vigueur dans plusieurs pays d’Europe, bien qu’elles n’étaient que rarement invoquées. Le Danemark, l’Irlande et Malte n’ont abrogé ces lois que tout récemment.

Mais de telles lois existent toujours en de nombreux points du monde musulman.

Au Pakistan, le dictateur Zia ul Haq, qui dirigea le pays de 1978 à 1988, a fait adopter des lois anti-blasphème particulièrement dures. Allié des oulémas, Zia a remis au goût du jour des lois réprimant le blasphème – initialement instaurées par le colonisateur britannique pour éviter les conflits interreligieux – de façon à protéger spécifiquement l’islam sunnite, les personnes reconnues coupables encourant désormais la peine de mort.

Des années 1920 à l’avènement de Zia, ces lois n’avaient été appliquées qu’une dizaine de fois. Depuis, elles sont devenues un outil privilégié par le pouvoir pour s’en prendre à ses adversaires.

Beaucoup de pays musulmans ont connu des processus similaires au cours des quatre dernières décennies, notamment l’Iran et l’Égypte.

Des voix dissidentes au sein de l’islam

Les oulémas conservateurs fondent leurs arguments en faveur des lois réprimant le blasphème et l’apostasie sur quelques paroles du prophète Mahomet (hadiths), principalement : « Celui qui change de religion, tuez-le ».

Mais de nombreux érudits de l’islam et intellectuels musulmans rejettent cette vision des choses, qu’ils jugent radicale. Ils rappellent que Mahomet n’a jamais fait exécuter quiconque pour apostasie et n’a jamais appelé ses partisans à le faire.

De même, la criminalisation du sacrilège ne repose pas sur le texte sacré de l’islam, le Coran, qui contient au contraire 100 versets promouvant la paix, la liberté de conscience et la tolérance religieuse.

Dans le verset 256 de la sourate 2, le Coran proclame : « Il n’y a pas de contrainte en religion ». Le verset 140 de la sourate 4 invite seulement les musulmans à ne pas participer à des conversations blasphématoires : « Lorsque vous entendez qu’on renie les versets d’Allah et qu’on s’en raille, ne vous asseyez point avec ceux-là. »

Pourtant, en utilisant leurs connexions politiques et leur autorité historique en matière d’interprétation de l’islam, les oulémas conservateurs ont marginalisé les voix plus modérées.

Réactions à l’islamophobie dans le monde

Les débats en cours au sein du monde musulman sur les lois punissant le blasphème et l’apostasie sont largement influencés par la situation internationale.

En de nombreux points du monde, les minorités musulmanes, comme les Palestiniens, les Tchétchènes en Russie, les Cachemiris en Inde, les Rohingya au Myanmar et les Ouïghours en Chine, subissent des persécutions. Aucune autre religion n’est aussi largement prise pour cible dans autant de pays différents.

Les Rohingya du Myanmar sont l’une des nombreuses minorités musulmanes persécutées dans le monde. État de Rakhine, Myanmar, 13 janvier 2020. AFP

En outre, il convient également de rappeler l’existence dans les pays occidentaux de certaines lois discriminatoires à l’égard des musulmans, telles que l’interdiction du voile à l’école ou la décision de l’administration Trump de ne pas autoriser les ressortissants de plusieurs pays à majorité musulmane à accéder au territoire américain.

Ces lois et politiques islamophobes peuvent créer l’impression que les musulmans sont assiégés et justifier aux yeux de certains d’entre eux l’idée que réprimer le blasphème serait un acte de protection de la foi.

De mon point de vue, c’est plutôt l’existence de règles religieuses aussi strictes qui nourrit les stéréotypes anti-musulmans. Plusieurs membres turcs de ma famille m’ont même déconseillé de travailler sur cette question, de crainte que cela n’alimente l’islamophobie.

Mais mes recherches montrent que la criminalisation du blasphème et de l’apostasie est de nature politique plus que religieuse. Ce ne sont pas les versets du Coran mais les dirigeants autoritaires qui exigent le châtiment des blasphémateurs.

This article was originally published in English

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