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L’interdiction du contenu pour adultes sur Tumblr, une perte pour les jeunes LGBTQ. Akshay Varaham

Pourquoi l'interdiction de contenu adulte sur Tumblr est mauvaise pour les jeunes LGBTQ

Depuis le 17 décembre 2018, Tumblr ne tolère plus la publication de contenu pour adultes, ou dit «de nature délicate» par la plateforme. Cette mesure cible, selon la définition fournie par la plateforme, les billets montrant « des organes génitaux humains ou des mamelons féminins, ou encore tout contenu – y compris photos, vidéos et images – qui illustre des actes sexuels. »

Auparavant, les politiques clémentes de la plateforme se distinguaient nettement de celles de Facebook et d’Instagram, lesquels imposent des directives de modération de contenu plus strictes.

La mise à jour fait suite au retrait de Tumblr de la boutique d’applications Apple après la découverte de pornographie juvénile sur la plateforme. Elle s’inscrit en outre dans de vastes changements consécutifs à l’acquisition de Yahoo, société mère de Tumblr, par Verizon.

La chercheuse Katrin Tiidenberg s’est intéressée à l’expression personnelle sur Tumblr. À son avis, cette nouvelle politique vise peut-être davantage à préserver les ventes de publicité qu’à protéger les utilisateurs. Quels que soient les motifs de Tumblr, la mise à jour aura un profond impact sur les jeunes LGBTQ (lesbiennes, gais, bisexuels, transgenres et queer) qui recouraient à Tumblr et à sa communauté pour se découvrir et recevoir du soutien.

Des espaces en ligne plus « sécuritaires »

Comme les identités LGBTQ ont souvent été stigmatisées, Internet a joué un rôle déterminant pour aider les personnes de divers genres et identités sexuelles à en apprendre sur elles-mêmes et à se retrouver entre elles. Tumblr leur a offert un espace sécuritaire grâce à ses nombreuses fonctionnalités clés par exemple le compte avec pseudonyme et le partage de billets) et aux communautés que la plateforme attire.

Sans surprise, d’après un vaste sondage australien, les jeunes LGBTQ utilisent Tumblr beaucoup plus souvent que le reste de la population. Aux dires de bon nombre de répondants, le contenu diffusé sur Tumblr a élargi leur compréhension de la sexualité et du genre et les a aidés à s’accepter tels qu’ils sont.

Le logo de Tumblr est affiché à la bourse Nasdaq, à New York, en juillet 2013. (AP Photo/Mark Lennihan)

Par rapport aux autres plateformes populaires, Tumblr a servi d’exutoire essentiel aux jeunes LGBTQ. Alexander Cho, boursier postdoctoral à l’Université de la Californie à Irvine, a d’ailleurs publié un chapitre de livre sur l’écosystème queer. Ils préfèrent donc Tumblr pour partager du contenu plus intime et personnel.

Les personnes LGBTQ ont également trouvé en Tumblr un puissant outil d’autoreprésentation. En effet, grâce à des méthodes de mots-clics sophistiquées, les transgenres partagent de l’art et des histoires, et s’engagent dans des échanges qui remettent en question les normes cisgenres.

Le chercheur Tim Highfield et moi-même avons examiné comment le partage d’images queer en format GIF – courtes séquences diffusées en boucle – permet aux jeunes LGBTQ de s’impliquer dans les communautés partisanes de Tumblr, et comment il illustre non sans un certain humour la culture queer dans son intégrité. Cette vaste représentation des identités LGBTQ pourrait en outre contribuer à décourager le harcèlement homophobe. En effet, certaines des femmes queer que j’ai interrogées perçoivent moins de discrimination sur Tumblr.

Quel rapport avec le porno?

Le porno compte parmi les nombreux moyens d’expression auxquels ont recours les utilisateurs LGBTQ. Il leur permet de souder différentes identités non conventionnelles et de survivre dans un monde où l’hétérosexualité est omniprésente dans les médias sociaux et la radiodiffusion.

Tout le contenu LGBTQ ne montre pas nécessairement des organes génitaux, des « mamelons féminins » ou des actes sexuels, mais tous les billets contenant ces éléments ne constituent pas non plus forcément de la pornographie telle qu’on se l’imagine. La plupart des billets à caractère sexuel qui circulent sur Tumblr entre utilisateurs LGBTQ proposent des représentations de la sexualité qui sont souvent occultées ou marginalisées.

Celles-ci peuvent prendre la forme de « fan art », d’égoportraits ou d’extraits vidéo remixés d’étreintes sensuelles. Ces moyens d’expression permettent aux personnes LGBTQ de se voir comme des êtes sexuels, prise de conscience essentielle chez les jeunes dont l’identité sexuelle et de genre est en mûrissement.

Que vous jugiez souhaitable ou non l’accessibilité de ce genre de contenu aux adolescents, la nouvelle politique de Tumblr s’applique à tous, peu importe l’âge. Auparavant, les utilisateurs pouvaient volontairement catégoriser leurs billets comme étant « NSFW » (« Not Safe for Work », ou « non approprié pour le travail ») s’ils contenaient de la nudité occasionnelle, et « Adult » (« adulte ») s’ils comportaient beaucoup de nudité. Ces fonctionnalités offraient une sorte de barrière pour empêcher les jeunes utilisateurs d’accéder au contenu.

Or, désormais, même les adultes n’auront plus accès au « contenu pour adultes ». Ainsi, les jeunes de plus de 18 ans, qui vivent peut-être des transitions formatrices comme le fait d’entreprendre des études postsecondaires ou de quitter le nid familial, ne pourront plus accéder à des médias susceptibles de les aider à découvrir leur identité et à se sentir épaulés dans cette exploration.

Les plateformes commerciales façonnent la culture

Les politiques de modération de contenu strictes ont généralement un effet néfaste sur les utilisateurs déjà marginalisés. Dans le cadre de travaux que j’ai menés avec Jean Burgess et Nicolas Suzor, j’ai constaté que certaines femmes queer trouvaient la modération de contenu sur Instagram trop stricte.

Instagram demande à ses utilisateurs de signaler tout contenu jugé indésirable et y répond par des mécanismes automatisés. Ainsi, selon les caprices d’autres usagers, les femmes queer peuvent voir leur contenu retiré, et certains mots-clics, par exemple #lesbienne, interdits. La mise à jour de Tumblr repose sur un mélange semblable de signalements par les utilisateurs et d’outils de détection de contenu automatisés.

Plusieurs spécialistes ont commencé à examiner d’un point de vue critique comment les décisions des plateformes façonnent nos normes sociales et culturelles.

Au Canada, Chris Tenove, Heidi Tworek et Fenwick McKelvey ont souligné que la modération de contenu n’est pas normalisée et ne fait l’objet d’aucune surveillance à l’échelle fédérale. C’est donc souvent sans aucune transparence ni responsabilité que les plateformes imposent des catégories de modération de contenu, telles que « Contenu pour adultes ».

« Internet ne manque pas de sites qui proposent du contenu pour adultes », a affirmé à ce sujet le PDG de Tumblr, Jeff D’Onofrio. « Nous leur laissons ce créneau afin de concentrer nos efforts sur la création de l’environnement le plus accueillant possible pour notre communauté. »

Ainsi, avec ce changement, les jeunes qui veulent trouver du contenu à caractère sexuel devront de toute évidence chercher ailleurs. Certains d’entre eux se tourneront peut-être vers des sites pornographiques, mais ceux-ci ne sont pas conçus pour refléter une diversité d’identités sexuelles et de genre.

Les jeunes qui consultent ces sites ont plus de chances d’y trouver des représentations stigmatisées, stéréotypées et dégradantes des femmes et des transgenres. Même les sites pornographiques axés sur la communauté LGBTQ ne forment pas une base aussi propice que Tumblr à l’établissement de réseaux communautaires complexes.

Or, ces types de communautés aident les jeunes à donner un sens au contenu sexuel et à établir des liens avec leur évolution personnelle. La décision de Tumblr prive donc les jeunes LGBTQ d’un média où ils pouvaient élargir leurs horizons en matière d’identité sexuelle et recevoir le soutien de pairs par le partage de contenu.

This article was originally published in English

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