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Poupées russes représentant Vladimir Poutine et Staline
Poupées russes traditionnelles en bois représentant le président russe Vladimir Poutine et l'ancien dictateur soviétique Josef Staline, en vente dans une boutique de souvenirs à Moscou. (AP Photo/Alexander Zemlianichenko)

Poutine mène aussi une autre guerre : celle contre l’Histoire

Les objectifs militaires de Vladimir Poutine, qu’ils soient fondés sur une tentative de restauration de la grandeur impériale ou sur la traditionnelle paranoïa territoriale de la Russie, ont abouti à la tragédie humaine qui se déroule sous les yeux du monde en Ukraine.

La volonté du président de récupérer ce qu’il considère comme un territoire russe perdu s’est également étendu au domaine de l’Histoire avec, récemment, les affirmations les plus absurdes et les plus anhistoriques au sujet de l’Ukraine et de son statut d’État.

Bien que le révisionnisme historique de Poutine se soit particulièrement attaché aux questions relatives à la Seconde Guerre mondiale et à la supposée justification historique de la « réunification » avec l’Ukraine, il a également eu un effet sur un autre aspect de l’histoire russe auquel on s’est moins attardé — l’étude de la répression stalinienne en Union soviétique.

En décembre dernier, la Cour suprême de Russie a liquidé l’ONG Memorial, fondée vers la fin des années 1980 et qui était vouée à la préservation de la mémoire des victimes du règne de terreur de Joseph Staline, ancien dirigeant soviétique, qui ont été emprisonnées dans les camps du Goulag dans les années 1930.

La Cour suprême a justifié sa décision en s’appuyant sur la loi de 2012 sur les « agents étrangers », qui visait à pénaliser toute organisation russe recevant une aide financière de l’étranger.

Le Goulag dans les archives

Au fil de son évolution, l’ONG Memorial est devenue à la fois un centre d’archives sur le Goulag et une importante organisation de défense des droits de la personne. La dissolution de cet organisme, qui possède les plus grandes archives du monde sur la répression stalinienne et le Goulag, n’est qu’un des exemples flagrants du révisionnisme de Poutine.

Le 24 mars, l’auteure Lynne Viola discutera de ses recherches sur la persécution à l’époque soviétique dans le cadre d’un événement en direct organisé conjointement par The Conversation/La Conversation et le Conseil de recherches en sciences humaines.

La fermeture de Memorial a été accompagnée d’une vague d’arrestations de voix dissidentes en Russie, et ce, au moment où la Russie rassemblait ses troupes pour l’invasion de l’Ukraine.

La guerre de Poutine contre l’histoire de son pays se prépare depuis de nombreuses années.

Peu de temps après la prise de pouvoir par Vladimir Poutine en 1999 — et bien avant que le reste du monde n’ait la moindre idée de la direction que prendrait son régime —, le FSB (principal service de renseignement russe et successeur du KGB) a visité au moins quatre archives centrales à Moscou, effrayant le personnel et lui faisant comprendre que l’« âge d’or » des archives ouvertes touchait à sa fin en Russie.

Bien que les archives n’aient pas fermé, certains documents ont été reclassés, et il est devenu plus difficile pour les chercheurs étrangers de collaborer avec leurs collègues russes dans le cadre de projets archivistiques. Les archives du FSB, de même que les archives hautement secrètes du Kremlin « ou archives présidentielles », sont demeurées essentiellement interdites d’accès — et totalement fermées aux étrangers.

Quand les historiens étrangers étaient les bienvenus

Dans les années 1990, personne n’aurait pu prédire cette offensive contre l’Histoire. Au contraire, les années 1990 ont été une période où les archives s’ouvraient et où les historiens russes et étrangers travaillaient ensemble pour la première fois.

Portrait officiel de Staline, datant des années 1930, avec une pipe
Le gouvernement de Poutine a rendu plus ardue la recherche dans les archives russes de documents sur les actions de l’ancien dictateur soviétique Josef Staline.

Je mène depuis plus de 30 ans des recherches sur l’histoire politique et sociale de la Russie, notamment sur la violence à l’époque stalinienne. Je me souviens de ces jours grisants où je travaillais aux Archives économiques russes et où je finissais par boire du thé toute la journée pendant que des historiens se succédaient pour me rencontrer.

Peu de temps après, un groupe d’historiens spécialistes de la paysannerie soviétique, tous assez âgés et éminents, m’ont pris sous leur aile, m’invitant à participer à un projet de collaboration internationale consacré à la recherche, à la déclassification et à la publication de documents de 1927 à 1939 sur la campagne soviétique. Ce groupe a même obtenu un accès aux archives du FSB, qui se sont révélées être une source très riche de renseignements.

Nous avons publié ensemble six volumes de documents. Nous avons documenté la répression de la paysannerie soviétique, mettant au jour une importante rébellion paysanne contre l’État soviétique pendant la collectivisation agricole — une initiative de Staline pour contrôler l’agriculture et les paysans.

Mise au jour de documents

Nous avons également découvert d’importants documents sur la famine de 1932-1933 — connue sous le nom de Holodomar — qui a tué des millions de personnes en Ukraine et dans d’autres régions soviétiques. Et nous en avons trouvé d’autres qui ont permis de revoir la compréhension historique de la Grande Terreur de Staline à la fin des années 1930.

Pour mes collègues russes, ce projet revêtait une importance considérable.

La plupart des membres du groupe étaient nés et avaient grandi dans des villages de paysans, avaient combattu sur le front pendant la Seconde Guerre mondiale et avaient commencé à écrire l’histoire et à publier des documents pendant les années relativement libérales de l’ère Khrouchtchev, du milieu des années 1950 au milieu des années 1960.

V.P. Danilov, le plus éminent du groupe, a été contraint au silence lorsque Leonid Brejnev a remplacé Khrouchtchev en 1964, et il s’attendait à finir en prison.

Lorsque j’ai rencontré Danilov dans les années 1990, il m’a parlé de l’urgence qu’il ressentait à publier des documents d’archives, arguant que « tout peut arriver » dans les années à venir. Comme un gouvernement autoritaire pouvait revenir et réduire les historiens au silence, disait-il, notre objectif était de placer ces documents dans le domaine public.

À l’époque, je ne le croyais qu’en partie. En réalité, les mises en garde de Danilov étaient visionnaires — et demeurent actuelles.

Un accès de plus en plus difficile

À mesure que je poursuivais mon travail aux archives dans les années 2000, l’accès y devenait de plus en plus difficile.

En 2007, je suis retournée dans la ville d’Arkhangelsk, dans le nord de la Russie, où j’avais déjà travaillé à deux reprises dans les années 2000. On m’a refusé l’accès aux archives de cette ville, en dépit du fait que, selon les termes de la loi, j’aurais dû être autorisée à travailler dans leurs archives d’État. On m’a dit que j’avais besoin d’un certificat de sécurité du FSB, ce qui m’avait choquée à l’époque. Mes collègues à Moscou ont également été surpris et ont suggéré que le responsable des archives souhaitait peut-être recevoir un pot-de-vin, ce que, par principe, je ne lui aurais jamais offert.

J’ai alors pensé que mon travail était devenu impossible, et ce, jusqu’à la révolution de Maïdan, en 2014, qui a mis fin au gouvernement prorusse en Ukraine. Après cela, je me suis tournée vers les archives ukrainiennes. Je travaillais sur les auteurs de la Grande Terreur et, avec un collègue allemand, j’ai décidé de tenter ma chance aux archives du SBU (anciennement KGB) à Kyiv.

Les responsables des archives ukrainiennes, à l’inverse de leurs homologues russes, ont généreusement ouvert leurs portes aux chercheurs étrangers. Sur la base de mes recherches aux archives, j’ai publié Stalinist Perpetrators on Trial : Scenes from the Great Terror in Soviet Ukraine.

Au premier plan sur un arbre, le portrait d’une victime de la Grande Terreur, avec une femme qui marche dans la neige à l’arrière-plan
Dans un cimetière près de Saint-Pétersbourg, en Russie, une femme passe près du portrait d’une victime des répressions soviétiques durant la Grande Terreur, sous le dictateur soviétique Joseph Staline. (AP Photo/Dmitri Lovetsky)

J’ai continué à suivre les conseils de Danilov et, avec l’aide d’une importante équipe d’historiens ukrainiens et russes, j’ai publié cinq volumes de documents sur les responsables soviétiques de la mort et de l’incarcération de centaines de milliers de personnes originaires d’Ukraine et d’autres régions soviétiques sous l’autorité de Staline.

Des documents dans le domaine public

Je ne suis plus aussi optimiste quant au cours de l’Histoire et à son impact sur les anciennes archives soviétiques. À l’instar des volumes précédents sur les campagnes soviétiques, les documents mis au jour par nos recherches sont désormais dans le domaine public, à l’abri des prétentions impériales de Poutine en Ukraine.

Heureusement, de nombreuses institutions ukrainiennes d’archives ont judicieusement lancé la numérisation de leurs ressources, même si l’on ne sait pas encore quelle proportion de leurs documents a pu être copiée en toute sécurité.

Ce n’est peut-être pas un hasard si Poutine a ordonné récemment la destruction des bâtiments du SBU, où se trouvent leurs archives, à Kyiv. La liquidation des archives serait une perte terrible pour les historiens de l’Ukraine et de l’ancienne Union soviétique.

L’histoire a toujours servi d’arme en Union soviétique, c’était un moyen de contrôler le discours et de nier la réalité du passé. Poutine tente maintenant de contrôler le discours par la guerre et la répression intérieure.


Note de la rédaction : Ce reportage fait partie d’une série qui comprend également des entretiens en direct avec certains des meilleurs universitaires canadiens en sciences sociales et humaines. Cliquez ici pour vous inscrire à cet événement gratuit coparrainé par The Conversation/La Conversation et le Conseil de recherches en sciences humaines.

This article was originally published in English

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