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Expliquer pour mieux agir

Présidentielle : la haine

A Paris, le 28 avril 2017. Philippe Lopez/AFP

Il y a dans notre vie politique aujourd’hui quelque chose qui dépasse les calculs, les prises de position, et même les passions et les émotions ordinaires qu’une campagne électorale peut susciter. Quelque chose de trouble, de compulsif, qui commence avec toute sorte d’expressions de haine, sans s’y réduire pour autant. Le paradoxe est là : la stratégie de dédiabolisation de Marine Le Pen, avec « La France apaisée » qu’elle prétend incarner, débouche non pas sur l’apaisement, mais sur une polarisation irréductible, au point que l’on parle de deux France, comme au temps de l’affaire Dreyfus.

Il faut dire que la déstructuration des Républicains et la décomposition du Parti socialiste contribuent au désastre – François Hollande aura obtenu la destruction de ce que François Mitterrand avait su construire.

Toujours est-il qu’à la veille du deuxième tour de l’élection présidentielle, notre pays s’organise autour de trois possibilités radicalement séparées : le vote FN ; le vote En Marche ; et l’abstention du nouveau « ni–ni », pour qui les deux candidats en lice représentent la peste et le choléra – l’une le racisme, la xénophobie, la catastrophe morale : l’autre le néo-libéralisme dévastateur.

Logiques de ruptures

Dans un tel contexte, le rejet, la rupture et finalement la haine trouvent leur place plutôt chez ceux que révulse la candidature d’Emmanuel Macron. Mais dans le camp de celui-ci, l’appel à la raison recouvre souvent une arrogance élitiste éventuellement technocratique, une sorte de mépris de classe dont Jacques Attali a donné une illustration en qualifiant d’« anecdote » la récente séquence Whirlpool.

La politique actuelle est un combat sans merci, sur le fond et pas seulement au quotidien, et pas seulement un spectacle digne des meilleures séries télévisées. On y retrouve certes la brutalité des propos et des conduites, le cynisme dans une pureté quasi chimique, la trahison, la contradiction, le mensonge, le revirement car il faut donner coup pour coup en temps réel, sans trop de souci pour ce qui échapperait à l’actualité. Mais il faut aller plus loin.

Car si tous ne sont pas atteints, comme dit la fable, en tous cas pas au même degré, la surchauffe actuelle justifie qu’on s’inquiète : nous ne nous en sortirons pas avec une France coupée en morceaux, et emportée par des logiques de rupture. Cette période historique où les valeurs universelles et l’humanisme s’abolissent avec la « post-vérité », les fake news et le « complotisme », et où la haine commence à se donner libre cours pourrait en effet très mal se terminer : la civilisation, l’héritage de la Renaissance signifiait le contrôle des pulsions et de l’agressivité, avait cru pouvoir expliquer Norbert Elias dans un maître livre écrit dans l’entre-deux-guerres, avant de devoir constater que son pays, l’Allemagne, jusque-là dans le peloton de tête des nations civilisées, basculait dans la pire des barbaries. Nous n’en sommes pas là, bien sûr. Mais comment ne pas nous interroger ?

Tendances destructrices et autodestructrices

La haine suinte ici et là entre dirigeants politiques, y compris dans leur propre camp, dans leur propre parti, entre eux. Et ceci n’est rien comparé à ce qui circule dans l’espace si actif des réseaux sociaux, là où le contrôle juridique et policé des propos devient impossible, et où l’autocontrôle est exclu.

Il y a quelques années à peine, les mêmes réseaux sociaux incarnaient la protestation démocratique, les demandes de droits humains et de respect ou de dignité, qu’il s’agisse des mobilisations de type Indignados ou Occupy Wall Street, ou des révolutions au sein du monde arabe et musulman. Aujourd’hui, ils permettent avant tout à des torrents de haine de se déverser, ils assurent le règne du mensonge et de la paranoïa sous leurs formes collectives.

Heurts lors d’une manifestation à Bordeaux, le 27 avril 2017, contre les résultats du premier tour de la présidentielle. MehdiI Fedouach/AFP

La haine, quand on descend au niveau des citoyens, peut être première, dirigée contre certains groupes – immigrés, musulmans notamment –, ce qui vaut surtout pour les pulsions identitaires. Mais elle peut aussi aller de pair avec des tendances destructrices et autodestructrices de moins en moins réfrénées, de plus en plus explicites. Alors, elle véhicule, ou elle est véhiculée par une sorte de jouissance perverse à voir se décomposer l’univers dans lequel on vit.

La souffrance, la peur, le sentiment du déclassement et de l’exclusion, la perte de repères et de sens deviennent dans ce cas haine viscérale des élites, mais aussi pulsion morbide, et chez certains obsession identitaire, souverainisme exacerbé car plus ou moins ethnicisé.

Bonnet blanc et blanc bonnet

L’acceptation du FN est aussi le message de ceux qui, se sentant menacés dans leur existence personnelle, dévalorisés, disqualifiés, intériorisent en quelque sorte le stigmate en le renversant, en entérinant le racisme, la xénophobie, la démagogie, en se les appropriant. Comme si la certitude du pire, s’il s’agit des valeurs morales et éthiques, valait mieux que tout autre scénario, d’ordre économique notamment.

Au départ, ce type de phénomène semblait ne concerner que des enfants de migrants, comme dans le film de Kassovitz, qui porte précisément ce titre : La haine. Il est devenu martyrisme en même temps que terrorisme, avec l’islam radical, qui dans ses formes extrêmes est autodestruction en même temps que destruction, et qui attire des jeunes, garçons et filles, qui ne sont pas nécessairement issus de l’immigration.

Mais désormais, d’autres pans de la société sont atteints, quand non seulement on met sur le même plan Macron et Le Pen, tenus pour blanc bonnet et bonnet blanc, mais qu’en plus, on se vautre, sans le dire, dans le plaisir morbide de voir tout à la fois le pays tout entier courir à sa ruine, et les élites de la France d’en haut s’inquiéter, ces élites qu’on accuse d’ouvrir les vannes à la mondialisation et au néo-libéralisme et d’en tirer profit. De tels sentiments sont plus fréquents qu’on pourrait le penser, ils sont aussi le plus souvent diffus et autolimités, implicites plus qu’explicites.

La perte du principe d’unité

Alors, que faire ? Les appels à la raison, ou à la morale, non seulement sont vite inopérants et incantatoires, mais ils sont susceptibles de se révéler contre-productifs, d’être perçus comme des ruses de la part des élites honnies, ou des marques de faiblesse de leur part. La réflexion doit en fait s’organiser selon deux temporalités principales.

Dans l’immédiat, éviter le pire, c’est mettre dimanche 7 mai un coup d’arrêt à ces dérives en votant pour Emmanuel Macron, quelles que soient les critiques qu’il mérite : il sera toujours temps de les inscrire dans les processus politiques ultérieurs, peut-être même dès les élections législatives.

Marine Le Pen en meeting à Nice, le 27 avril 2017. Valery Hache/AFP

Mais l’épaisseur historique du problème appelle aussi une réflexion pour le long terme. Car le mal est profond, et ne se résoudra pas aisément.

Il s’est ébauché à la sortie des Trente Glorieuses, avec l’émergence du chômage, de l’exclusion et des problèmes de banlieue, la désindustrialisation et la mutation des formes d’organisation du travail, ou les transformations de l’immigration. Il façonne finalement non pas la seule dissociation pure et simple de deux France, comme disent des observateurs peu soucieux de nuance, mais en fait plutôt des processus complexes de fragmentation qui se condensent dans l’image de l’opposition des deux France.

Les dérives de l’irresponsabilité, de la haine et de la jouissance destructive et autodestructive sont le fait d’une société qui perd son principe d’unité. Ce principe ne peut pas être apporté par des clivages sans débat possible, entre notamment le souverainisme nationaliste et l’appel à l’ouverture au monde du pays, ou entre les élites et les classes populaires : ces oppositions, quand elles apparaissent comme mettant aux prises des ennemis n’autorisent pas l’unité.

Celle-ci ne peut pas venir de la victoire d’un camp sur l’autre, elle n’a de sens que dans l’institutionnalisation de ce qui divise le corps social, dans le débat, le conflit négociable. Si nous voulons mettre fin au désastre de la haine, et des jouissances perverses qui l’accompagnent, et éviter d’aller plus avant sur les chemins de la catastrophe morale, mais aussi politique et sociale, nous devons trouver le chemin de tels échanges, et non laisser s’étendre les face à face mortifères qui nous sont proposés.

Une élection à la tête de l’État d’Emmanuel Macron en laissera la perspective ouverte, celle de Marine Le Pen, ou même un score élevé en sa faveur, ne peuvent que la fermer.

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